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semble-t-il, pourrait-on (sans préjudice d’autres réformes qui, toutes, resteraient réalisables, dont plusieurs en seraient rendues plus faciles, et quelques-unes même deviendraient nécessaires) organiser le suffrage universel, et avec lui, sur lui, construire enfin ou, en un certain sens, achever l’Etat moderne.

Et ce serait bien organiser le suffrage universel, l’organiser profondément, jusque dans la personne de l’électeur, puisque, de l’abstraction que cet électeur est à présent, on referait un homme qui aurait sa place marquée et qui tiendrait à d’autres hommes ; ce serait bien construire l’Etat moderne, puisque le vide se trouverait comblé entre l’individu et l’Etat, reliés l’un à l’autre par leurs intermédiaires naturels. Toutes les qualités que doit avoir, toutes les conditions auxquelles doit répondre le suffrage universel, support et moteur de l’Etat moderne, on n’aurait pas grand’peine à montrer que, organisé de la sorte, il les réunirait, autant qu’arrangement légal et institution politique peuvent les réunir ; c’est-à-dire que, à peu près toutes et toutes à peu près, il les présenterait. Car il importe de ne se point faire d’illusions, de n’en point donner et de ne pas promettre, des vertus d’un système, plus qu’aucun système ne saurait tenir. Mais si, comme il est évident d’ailleurs, c’est relativement et par comparaison qu’il convient de juger de la valeur des arrangemens légaux et des institutions politiques, pourquoi craindrait-on d’avancer que le suffrage universel organisé serait au suffrage [universel inorganique ce que l’ordre est au désordre ? et que le régime représentatif issu de lui serait à notre parlementarisme décadent ce qu’une démarche ferme et calme est aux sautillemens de l’ataxie ou aux contorsions de l’épilepsie ?

Reste l’argument, à la fois méprisable et redoutable, de quiconque n’en trouve pas d’autre : « Oui, sans doute, ce serait préférable à ce que nous avons ; mais, malheureusement, ce n’est pas pratique. » Tout de suite, ici, il faut s’expliquer. Si par « pratique » on entend « praticable quand on le voudra », nous prouverons de la manière la plus positive qu’il n’y a, dans les changemens proposés, rien qui ne soit parfaitement pratique. Si, maintenant, ce mot signifie qu’une pareille idée n’est pas d’une application immédiate et ne serait adoptée par les Chambres ni aujourd’hui, ni même demain — eh ! certainement ! Ni aujourd’hui, ni même demain, les politiciens des deux Chambres ne se résoudront à voter un projet où il n’est question que de leur mort. Ce serait, pour eux, comme l’envoi du cordon en Turquie ou du sabre au Japon : l’Orient seul a encore de ces obéissances ou de ces dévouemens, et il commence à s’en fatiguer ; l’Occident