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dans tous les temps. Je parierais bien que la société n’est pas moins corrompue qu’elle n’était alors : seulement l’opinion a changé sur la question du scandale. On était fort tolérant sur cela il y a un siècle. Alors que toute femme avait un amant, il eût été trop injuste d’empêcher les rois d’avoir leurs maîtresses. Je crois qu’aujourd’hui on attache beaucoup trop d’importance à la chasteté. Non pas que je nie que ce ne soit une vertu, mais il y a des rangs dans les vertus comme dans les vices. Il me semble absurde qu’une femme soit bannie de la société pour avoir eu un amant, tandis qu’elle peut aller partout étant avare, fausse et méchante. La morale de ce siècle-ci n’est pas assurément celle qu’on enseigne dans l’Evangile. A mon avis, il vaut mieux trop aimer que pas assez. Maintenant les cœurs secs sont au pinacle. Connaissez-vous dans le monde des femmes et des hommes ayant des relations dévouées et des amitiés à l’épreuve comme il y en avait en 1759 ? Pour moi, je n’en connais pas, si ce n’est peut-être parmi de vieilles gens qu’on peut à peine compter dans notre siècle. Parmi les hommes je n’en vois guère plus, et c’est encore parmi les gens qui ont passé la cinquantaine que l’on trouve des amitiés vraiment solides.

Je viens de faire un petit voyage en Normandie dont je ne me suis guère bien trouvé. Je suis tombé d’un rocher sur un autre qui avait beaucoup de pointes, comme celui de Sancho et je me suis meurtri le coude, la jambe et la main, puis j’ai descendu et remonté une falaise qui pour la raideur et les casse-cou l’emporte sur tout ce que j’ai vu dans les Alpes ou les Pyrénées, et j’en ai rapporté une courbature. Enfin, de l’ensemble de mon voyage, j’ai rapporté des douleurs d’estomac et la fièvre. J’étais hors d’état de vous écrire hier. Aujourd’hui je me trouve très faible, mais tolérablement et j’en profite pour vous remercier de votre bonne lettre du 1er août, que j’ai reçue au moment de monter dans le chemin de fer. Vous avez tort de dire du mal de votre papier. Il a le mérite de tenir plus de prose que l’ancien, et je le préfère quand il s’agit de la vôtre. Comment ! vous avez voyagé dans la Sierra de Ronda ! Je vais chercher dans mon capharnaüm de croquis pour retrouver une vue du Tajo de Ronda que vous vous rappelez sans doute. Il y a quelques vingt-neuf ans que j’entrai dans Ronda sur un cheval efflanqué qui me déposa mollement sur les cailloux qui pavent le pont qui traverse le ravin. Mais je n’en ai gardé nulle rancune.

Je trouve ici dans mon journal deux nouvelles qui pourraient avoir quelque influence sur mon voyage. L’une que le fils de la duchesse d’Albe est malade à Vittoria, l’autre que le choléra est à Murcie. Ces deux motifs pourraient bien éloigner de Madrid