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brouillards et la pluie ont tant d’influence sur ma santé et mon humeur que je crains de les affronter dans leur quartier général. Il n’y a que la cuisine qui me plaise absolument en Écosse, mais je commence à n’être plus gourmand. Je perds mes défauts on vieillissant, madame, et si j’arrivais à la centaine je serais un vrai prodige ; malheureusement je deviens tous les jours plus patraque. J’ai des crispations d’estomac très douloureuses et très fréquentes qui me mettent d’une humeur de chien. Il n’y a rien de plus triste que les maux dont on ne voit pas le siège.

Je suis charmé d’apprendre qu’on travaille à Chinon, malheureusement il y a bien peu d’argent. Je ne sais pas si la ville qui nous en promettait s’est enfin exécutée. Adieu, madame, je m’aperçois qu’il est l’heure d’aller à l’Académie : vous saurez que j’en suis directeur pour deux mois encore. J’ai une peur affreuse qu’un de mes confrères ne me fasse le tour de mourir sous ma présidence. Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Paris, 9 août 1859.

Madame,

J’ai à vous remercier beaucoup des lettres de Mme du Deffand que je lis avec le plus grand plaisir. Il ne m’était pas resté une trop bonne impression de son temps ni de la dame elle-même. Ce nouveau volume me réconcilie un peu avec tous les deux. Les gens du XVIIIe siècle nous semblent à certains égards des enfans, parce que nous sommes nés vieux de toute leur expérience et qu’il ne nous en a rien coûté pour savoir ce qu’ils ont appris à leurs dépens. Mais ce que nous ne verrons plus guère, et c’est grand dommage, c’est de vivre en société, chacun travaillant à se rendre la vie agréable et à la rendre telle aux autres. Ne remarquez-vous pas combien aujourd’hui il y a peu de ces affections durables et fortes comme il y en avait tant vers 1760 à Paris. Certainement Mme du Deffand et la duchesse de Choiseul et Horace Walpole avaient vécu dans un milieu à dessécher le cœur et à montrer le mal de toute chose. Cependant tous ces gens sont pleins de sentimens affectueux et tendres. Ils oublient leurs principes d’égoïsme lorsqu’il s’agit de leurs amis. Ce sont de bonnes natures, assez mal élevées, imbues d’assez mauvais principes, mais en qui n’entre pas un grain de méchanceté ni d’hypocrisie. On leur voit faire des choses qui nous paraissent aujourd’hui assez sales et plates, comme, par exemple, de faire la cour à Mme de Pompadour. Mais les mêmes actions n’ont pas la même valeur