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l’appeler — perdit toute raison d’être, canonique ou logique, et n’eut plus qu’une existence factice et factieuse. Composé presque exclusivement de Français, répudié par la généralité du monde catholique, mal vu des populations au milieu desquelles il essaiera de tenir ses séances, il se transportera successivement de Pise à Milan, de Milan à Asti, d’Asti à Lyon, et finira par disparaître dans les brouillards du Rhône.

On avait pu craindre un instant, au lendemain de la catastrophe de Bologne, que Trivulce ne saisît une occasion si favorable pour marcher tout droit sur Rome ; mais on fut bien vite rassuré. Loin de vouloir pousser sa victoire jusqu’au bout, Louis XII rappela son maréchal à Milan, et envoya (juillet) un très proche parent du Rovere, un Orsini, avec des propositions de paix pour le Vatican, propositions étonnamment modérées. C’est que, malgré le synode de Tours et la licence par lui donnée de guerroyer le saint-père, les scrupules de Chaumont étaient au fond de bien des cœurs ; c’est aussi qu’à trop vaincre et s’étendre en Italie, le roi très chrétien risquait d’éveiller la jalousie, et par suite la conscience des autres princes catholiques. Déjà l’année précédente, à Blois, où il se trouvait en mission auprès de la cour de France, Machiavel, nullement suspect de tendresse pour la papauté, avait fait la malicieuse remarque « qu’il n’y avait de plus honnête prétexte à employer contre un prince que de déclarer vouloir défendre contre lui la sainte Église, et que le roi, dans cette guerre, pourrait se mettre sur les bras tout le monde[1]… » Jules II accueillit avec empressement les ouvertures françaises, mais pour gagner du temps seulement, pour refaire son armée, raffermir son pacte avec les Suisses, et négocier avec tous les États hostiles à la France, avec l’Espagne notamment et l’Angleterre. Les négociations furent menées avec une rapidité surprenante pour l’époque : au bout de six semaines, vers le milieu d’août, les principaux articles de la sainte ligne étaient déjà fixés, et n’attendaient plus que la ratification solennelle.

Au reste, rien de changé au train habituel du pape pendant ces six semaines critiques, angoissantes. Ses repas sont toujours très copieux, très arrosés d’un certain vin fort et épais[2] ; il va à la chasse ; il prend le frais de temps en temps dans les villas d’alentour. E una terribile cosa como manza Sua Santita, écrit (12 juillet 4511) à Isabella Gonzaga, marquise de Mantoue, un nommé Grossino, du domestique de son fils Federico, qui

  1. Tirarsi adosso tutto il mondo. (Lettre de Blois, 26 juillet 1510.)
  2. M. le comte Gnoli, le très obligeant préfet de la Bibliothèque nationale (Vittorio-Emanuele) a bien voulu m’indiquer la plaisante anecdote qui suit dans un livre assez rare, intitulé : Facetie, Motti e Burle, de Lodovico Domenichi (Venise, 1584, p. 20) : « Dans une des chambres décorées pour lui par Raphaël, le pape Jules II s’est fait représenter, d’un côté écoutant la messe à genoux, et de l’autre revenant du Belvédère porté par les palefreniers. Ce second portrait était beaucoup plus fort en couleur (molto piu colorito) que le premier, et bien des gens blâmèrent Raphaël pour n’avoir pas traité les deux portraits de la même manière. Mais Marc-Antonio Colonna leur répondit qu’ils étaient dans l’erreur tous et que Raphaël avait bien gardé les convenances (haveva servato benissimo il decore), le pape étant sobre à la messe, et haut en couleur au retour du Belvédère, après avoir bu… »