Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/547

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’an 1511 il se mit en route pour rejoindre l’armée du siège. Cette fois encore il faillit tomber aux mains de l’ennemi. Le duc de Ferrare et Bayard lui avaient dressé une embuscade au-delà du château San Felice, où il avait couché la nuit ; il eut à peine le temps de se rejeter en arrière et de regagner le château. « Subitement et sans ayde, — raconte le Loyal Serviteur — sortit de sa litière, et lui-mesme ayda à lever le pont : qui fut (le) fait d’un homme d’esprit, car s’il eust autant demouré qu’on mectroit à dire un Pater noster, il estoit croqué. » Le chevalier sans peur et sans reproche fut « bien mélancolié d’avoir manqué le pape… »

On était au cœur de l’hiver, et d’un hiver exceptionnellement rigoureux ; les chevaux enfonçaient dans la neige jusqu’au poitrail, et le séjour dans les tranchées de Mirandole devenait une véritable souffrance pour les soldats les mieux aguerris. Jules II, à peine rétabli de son grave accident, ne faisait attention à tout cela, et demeurait des heures entières sous le ciel inclément, exposé aux rafales et couvert de flocons de neige. Pour l’intrépidité devant les boulets, — ils pénétraient dans la masure qui lui servait d’habitation et y tuaient des hommes à ses côtés[1] ; — pour l’endurance aux fatigues et aux intempéries, le pape ne le cédait aux plus rudes parmi ses soudards, et il les dépassait malheureusement pour les jurons et les mots crus[2]. Il avait laissé pousser sa barbe depuis sa maladie de Bologne, ce qui lui donnait un aspect insolite, presque sauvage, — cum la barba, che pare un orso, écrit l’envoyé Antonio Gattico à son seigneur de Mantoue, — et l’accoutrement dont il s’affublait pour résister au froid ajoutait encore à l’étrangeté de son apparition. Un très curieux cadre que j’ai vu au palais Bruschi, à Corneto, — travail d’un artiste de second ordre, mais qui manifestement a peint de visu et sur place, — nous représente le grand Rovere à ce moment historique. Dans le costume, rien qui révèle le pontife, ou seulement le prêtre : une grosse houppelande fourrée recouvre l’armure et enveloppe tout le corps jusqu’au menton ; sur la tête, en forme de casque, un monstrueux capuchon de laine épaisse et grise, un cuffiotto, comme diraient les Italiens d’aujourd’hui. La barbe est encore courte et hirsute, l’expression du visage est dure et dépourvue de noblesse : nous sommes loin des portraits de Jules II tracés à diverses occasions par Raphaël !… A regarder de près cependant, cette tête du cadre de Corneto fait l’impression d’être bien

  1. Jules II offrit un de ces boulets à la Santa Casa de Lorette, où on le voit encore attaché au plafond par une chaîne.
  2. Un échantillon seulement de ce langage impossible à traduire : La Santita Sua… cum dir che’l Duca da Urbino e un figatello et che’l vol che ritorna indretto al bordello. Dépêche d’Antonio Gattico, l’envoyé mantouan, du 3 janvier 1511. Luzio, Federico Gonzaga ostaggio, p. 569.