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ensanglantèrent nos premières époques, pourquoi Talleyrand, que, dans ses relations avec des hommes éclairés et par ses opinions antérieures, on aurait pu croire incliné vers la modération, affectait-il d’y manquer aussi formellement, et prétendait-il prendre aussi le liant du pavé et de l’ascendant populaire ! J’aime à croire que ce n’est pas chez lui l’acte d’une méchanceté purement gratuite, et qu’en cela comme dans toutes les actions connues de sa vie il y avait encore un calcul d’intérêt, dont son opinion n’était que la révélation.

Carnot et Barthélémy condamnés à la déportation, nous avions à nous occuper de leur remplacement : nous poussions cette opération auprès du Corps législatif, où plusieurs aspirans se présentaient avec leurs titres divers. Or voici le rôle que Talleyrand croyait échu à son ambition, dans cette concurrence à la dépouille des Directeurs déportés.

Mme de Staël, en faisant Talleyrand ministre, avait cru remplir tous les vœux et les besoins de son ambition ; mais ce n’était plus maintenant assez pour lui d’être ministre : « On ne peut, disait-il. que proposer des choses qui ne sont pas toujours adoptées, ou en exécuter d’autres qui souvent vous déplaisent infiniment. On n’a pas comme ministre assez de pouvoir pour faire le bien. Pour cela il faudrait être au moins Directeur. » Le 18 Fructidor, en offrant deux places vacantes, avait donné à Talleyrand la velléité et même l’espérance d’être l’un des remplaçans. Il n’hésita même pas de s’en ouvrir à moi. et commençant par honorer sa franchise dans ce qu’il allait me confier : « Vous êtes, me dit-il, l’homme essentiel du Directoire, l’homme de la guerre pour remplacer Carnot ; vous êtes la tôle et le bras du Directoire. Si j’avais le bonheur de devenir votre collègue, moi, je me glorifierais de vous obéir en tout comme un enfant obéit à son père. »

L’illusion de ma paternité n’allait pas jusqu’à me faire croire que je trouvasse dans Talleyrand un fils fort tendre ni un homme bien capable pour remplir la place de Directeur. J’aurais voulu d’ailleurs le faire membre du Directoire, que je n’aurais pu en venir à bout. L’opinion de Rewbell sur Talleyrand avait été proclamée par lui si haut, si fréquemment, devant tant de témoins membres des Conseils, que Talleyrand, malgré toutes les intrigues de tous les sexes, qu’il avait encore employées dans cette circonstance, ne pouvait prévaloir contre la déconsidération publique, jointe à un sentiment de crainte universelle sur la perfidie de son caractère.

Merlin, ministre de la justice, et François d. e Neufchâteau, ministre de l’intérieur, n’ont pas de peine à prévaloir sur Talleyrand : ils sont nommés membres du Directoire, en remplacement