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peut-être, en effet, la première qualité politique, à la condition toutefois qu’on n’en fasse pas un trop mauvais usage ? C’est par elle, beaucoup plus que par la supériorité de son intelligence, que M. Crispi était arrivé à conquérir l’ascendant qui l’a maintenu au pouvoir jusqu’à hier, et qui s’exerçait avec une si grande force de suggestion sur l’esprit de son souverain. Il a fallu les derniers événemens pour révéler à tous les yeux à quel point le roi était épris de la politique de son ministre. On s’en doutait assurément ; mais le roi Humbert s’était montré en toutes circonstances si scrupuleusement constitutionnel, qu’on s’attendait à ce qu’il abandonnât sans résistance M. Crispi devant les colères qu’il avait suscitées d’un bout à l’autre de la péninsule. Les journaux ont été remplis des manifestations qui se sont produites un peu partout ; nous ne les rappellerons pas ici. Elles étaient telles qu’il a bien fallu en tenir compte. Ce n’était pas seulement M. Crispi qui était condamné, mais sa politique. Tout en sacrifiant l’homme, puisqu’il ne pouvait pas faire autrement, le roi Humbert a essayé pourtant de sauver le système. Il a voulu faire un cabinet Crispi sans Crispi. M. Saracco a paru être pendant vingt-quatre heures le pivot de cette combinaison. Comment un souverain aussi expérimenté que le roi d’Italie a-t-il pu se tromper à ce point sur le sentiment général du pays et sur la situation qui en résultait ? C’est qu’il est avant tout un soldat, qu’il aime passionnément les choses militaires, et qu’à ses yeux le prestige de la monarchie tient étroitement à la gloire des armes. Il a le sentiment, en quoi il ne se trompe pas complètement, qu’une monarchie jeune comme la sienne, sortie un peu maculée de la révolution, et qui, malgré sa popularité, n’est pas encore acceptée par le pays tout entier, puisque le pape n’a pas cessé de protester contre son installation à Rome, a besoin, pour être définitivement consacrée et consolidée, de quelques lauriers héroïquement ramassés sur les champs de bataille. Le passé laisse à cet égard quelque chose à désirer. L’Italie a été plus heureuse dans la diplomatie que dans la guerre. Les souvenirs de Custozza et de Lissa pèsent encore sur elle, et le roi n’a pas de plus constante préoccupation que de les effacer. A défaut d’une guerre européenne qui ne venait pas, il s’est lancé dans la guerre africaine : là du moins il comptait sur le succès, il le voulait, il était décidé à tous les sacrifices pour l’obtenir. Sur ce point, il était absolument d’accord avec son ministre, et ce point dominait à ses yeux tous les autres. Avait-il tout à fait tort ? Nous n’oserions pas le dire. Le désastre d’Adoua l’a placé dans la plus pénible des alternatives. L’impopularité des expéditions lointaines a pris un caractère si violent, si menaçant, qu’il a bien fallu se soumettre ; mais c’est là l’impression du premier moment. Dans quelques années, la reculade à laquelle on est condamné, que la sagesse évidemment conseille et que la nécessité commande, sera peut-être jugée autrement qu’elle ne l’est aujourd’hui, et malgré