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son air de dignité, son attitude pleine de tact, la parfaite convenance de toutes ses paroles ; mais la foule, qui n’embrasse les choses et les gens qu’en gros et de loin, n’avait d’yeux et d’acclamations que pour Gambetta. M. Grévy en fut frappé, et même froissé. Il était trop habile pour en laisser rien paraître sur le moment ; mais de retour à Paris, il disait à ses amis, en parlant de Gambetta : « Je crois bien qu’il aura atteint son apogée au cours de ce voyage. » Et il s’arrangea pour qu’il en fût ainsi. Quant à Gambetta, il était beaucoup trop fin, lui aussi, pour ne pas se rendre compte, au milieu de toutes ces démonstrations qui attestaient son prestige sur les masses, du danger qui déjà le menaçait. L’ivresse du premier moment une fois tombée, il comprit parfaitement ce qu’il y avait eu d’excessif, d’indiscret, et, pour tout dire, de fâcheux dans les manifestations dont il avait d’abord très vivement joui. Le rejet du scrutin de liste, auquel il avait attaché tout l’avenir politique de son gouvernement, lui en apporta bientôt une démonstration précise. Et à son tour il reconnaissait alors que le voyage de Cherbourg avait été une faute, ou un malheur.

On demandera pourquoi rappeler ces souvenirs. Nous n’avons plus aujourd’hui ni Grévy, ni Gambetta, et peut-être est-ce regrettable. Les conséquences du voyage de Nice ne seront vraisemblablement pas les mêmes que celles du voyage de Cherbourg. Malgré les ovations dont il a été l’objet, et qui ont quelque peu effacé celles qui ont entouré M. Félix Faure, M. Léon Bourgeois ne ressemble pas encore à M. Léon Gambetta. Et puis, à Cherbourg, aucun cri inconstitutionnel ne s’était fait entendre, et, à défaut de M. Grévy, M. Léon Gambetta ne l’aurait certainement pas toléré. La différence entre le nord et le midi restait quand même sensible. Enfin, dans la personne de Gambetta, comme dans celle de Grévy, bien qu’avec plus d’expansion et d’exubérance, c’était la république seule, non plus même militante, mais triomphante, qu’acclamaient les populations de Normandie. Les distinctions de parti, dans le sein de la république, n’avaient pas encore pris le caractère tranché qu’elles ont affecté depuis. On inaugurait le système de la concentration républicaine qui avait rendu de grands services au cours de la lutte pour l’existence, et qui devait durer encore, sans être sérieusement contesté, pendant une dizaine d’années. Le président de la République n’avait pas besoin de répéter à tout propos qu’il était au-dessus des partis, puisqu’en réalité il n’y avait qu’un parti, avec des nuances différentes, mais peu marquées. Nous ne parlons pas des adversaires de la république : s’ils n’étaient pas encore découragés, ils venaient d’être vaincus et se tenaient tranquilles. La situation ne ressemblait à celle d’aujourd’hui que par quelques traits isolés. Ce qui distingue celle-ci c’est précisément cette préoccupation constante qu’éprouve le président de la République de déclarer qu’il est au-dessus des partis, alors que