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sommes à l’unisson de sentimens où il restera toujours pour d’autres, moins intimes que nous, quelque chose d’énigmatique. De là surtout, cette aisance souveraine, où tout à l’heure nous ne voyions qu’une source d’agrément et qui nous devient maintenant une garantie de pénétration et un gage d’exactitude.

Cela encore nous permet d’apprécier les qualités de l’art qui est celui de notre historien. M. le duc de Broglie est très persuadé que l’histoire en même temps qu’œuvre de science est œuvre d’art. Mais c’est à condition que l’art ne dérange en rien les lignes de la vie, et qu’il se modèle exactement sur la réalité. Analysant quelque part un récit de Voltaire il en fait ressortir les mérites de condensation et d’éclat ; mais aussitôt il ajoute : « Je ne sais pourtant si je me trompe ; mais, tout en rendant hommage à cet habile artifice, je trouve presque autant de charme à la vérité pure, racontée sans apprêt et sans fard… Quelle que soit la perfection de l’art humain, en fait de variété, d’éclat et de grandeur, la réalité, œuvre de Dieu, lui est encore supérieure. » Aussi s’interdira-t-il sévèrement tout ce qui pourrait trahir l’artiste soucieux de viser à l’effet. Il n’a garde de « faire le morceau » ou d’écrire une page. Rien ne se détache de la trame du récit où bien au contraire tout se fond dans une harmonie uniforme. Dans ces livres où ils sont constamment en scène, on chercherait vainement un portrait en pied de Frédéric ou de Marie-Thérèse. Ils se peignent par leurs actes, s’expliquent par leurs démarches ou par leurs paroles. Le peintre n’essaie pas de les faire poser devant lui, pour nous les présenter dans une attitude avantageuse et figée. En ce sens une étude du style de M. le duc de Broglie serait curieuse à faire et nous amènerait à des conclusions identiques. Ce style est fluide et transparent, la phrase est ductile, l’expression non seulement n’est pas recherchée, mais trahit une évidente négligence. Par horreur de l’épithète rare et de l’écriture artiste, l’écrivain accueille des façons de parler d’une élégance convenue. Est-ce mépris de grand seigneur pour le travail du style ? Cela n’est pas impossible. Mais en outre on sait le danger qu’il y a pour tout écrivain à devenir dupe de ses mots, à se prendre aux séductions de la forme. L’exemple de Taine prouverait assez comment un penseur vigoureux et désintéressé peut devenir prisonnier de son imagination, et l’influence que les métaphores peuvent avoir sur les idées. Le style de M. le duc de Broglie, qui a parfois l’allure de la causerie et qui se ressent des habitudes du langage diplomatique, n’est pas le manteau qui habille les idées et les choses ; c’est le voile qui les laisse transparaître. On voit assez comment tout contribue ici à nous donner l’impression de la vie, en lui conservant sa souplesse, sa variété, son agilité et jusqu’à ce je ne sais quoi d’incomplet et d’inachevé.

Si d’ailleurs on pourrait faire des réserves sur le style de M. le duc