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attendre, cela tient pour beaucoup à notre conception fausse et insuffisamment élevée de la fonction du président. Nous l’avons démontré, on marche en ce pays à la suppression du jury criminel, à son abrogation par désuétude ; si cette institution doit vivre ou revivre, c’est à condition qu’on rende à son rôle normal le président, moteur principal de cette machine judiciaire.

Quel est ce rôle normal ? Quelle est la qualité qui, avant toute autre, est visiblement essentielle à ce président d’assises ?

Nous dirons ailleurs qu’il faudrait, suivant nos idées, que ce magistrat fût, par sa situation et sa valeur, par sa connaissance du droit pénal et des sciences qui vont de plus en plus s’y rattacher, un des hommes considérables du pays ; mais ce rêve fût-il demain réalisé, rien ne serait fait encore si le président de la Cour d’assises ne possédait ce qui constitue son essence même : la liberté totale, l’indépendance absolue. Or, prenons-y bien garde, cette qualité vitale n’est pas seulement nécessaire à ce président de notre première Cour d’assises de France, qui est un des grands justiciers de ce monde ; elle est l’âme du juge et du juge à tous les degrés. Si, dans une nation, la liberté du magistrat n’est point évidente, intégrale, cette nation peut bien avoir les agens les meilleurs, les meilleurs fonctionnaires, cette nation n’a point des juges.

Hume a pu dire « que les flottes de l’Angleterre, sa puissance, sa monarchie et ses deux Chambres n’avaient qu’un but, maintenir la liberté des quinze grands juges du banc du roi. »

Dans sa forme emphatique, l’idée est belle et juste, et l’on peut affirmer que la liberté civile et politique n’est fondée dans un peuple que le jour où il veut, de volonté opiniâtre et constante, ce qui garantit tout le reste : des magistrats indépendans.

Mais qu’est-ce donc qu’un juge libre ? C’est un juge qui tient la liberté, non pas seulement de son caractère et de sa vertu propre, mais de la loi, d’un ensemble de règles fixes qui organisent son recrutement et sa vie judiciaire de telle sorte qu’on ne puisse jamais le soupçonner d’être l’homme d’un parti, ou l’homme des ministres, ou l’homme du Parquet. Si cette conception primordiale de la fonction du juge se trouvait faussée, il n’y aurait point de réformes utiles. A tous les degrés, en effet, tant vaut le juge, tant vaut la juridiction, et le juge ne vaut que par sa liberté.

Qu’on songe, par exemple, à l’instruction préparatoire et aux mesures libérales par lesquelles on veut enfin l’améliorer. On rendra l’information moins mystérieuse ou bien publique ; on communiquera les procédures à l’accusé et à son défenseur ; on aura (peut-être avant la fin du siècle ! ) des expertises