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Chose plus grave, plus significative encore du tort irréparable que le Directoire a fait à l’idée républicaine et de la décadence de cette idée : la considération que ce coup d’Etat militaire peut avoir pour conséquence logique le rétablissement du pouvoir d’un seul, d’une forme nouvelle de cette « tyrannie », contre laquelle tant de sermens d’éternelle haine ont été prononcés, — cette considération non seulement n’effraie plus personne presque, mais séduit au contraire un grand nombre d’esprits, même parmi les plus chauds partisans que la Révolution garde encore dans le pays. « La dictature, dit un contemporain, ne trouvant de résistance ni dans la nation ni dans ses députés, s’avançait audacieusement sur les débris de la Constitution[1]. » En 92, 93, 94, le peuple français, décidément conquis au nouvel ordre de choses, avait achevé de se détacher de la Monarchie. La réconciliation de ce peuple avec l’idée de pouvoir suprême exercé par un seul homme a été l’œuvre du Directoire. Jamais gouvernement n’a creusé, avec une aussi aveugle persévérance que celui-là, la tombe où il allait être dédaigneusement jeté, comme une chose morte qu’il était, et où la République, — expiant injustement le tort qu’elle avait aux yeux de la nation de s’être identifiée avec un régime aussi malfaisant et aussi vil, — allait être ensevelie avec lui.

Barras raconte qu’en 1797, un prêtre émigré, rentré en France sous un déguisement de courrier, la parcourut, afin d’étudier l’état des esprits. Et la conclusion d’une lettre, interceptée par la police et transmise au Directoire, que ce prêtre adressait à l’évêque du Puy-en-Velay, était : la France est grosse d’un roi[2].

Ce prêtre a bien discerné les symptômes d’un prochain enfantement. Oui, la France est en travail. Mais où le sagace observateur se trompe, c’est quand il annonce que de cet effort pour mettre au monde une forme nouvelle et meilleure de gouvernement, la royauté va sortir. Un roi, non pas ! Ce serait revenir au point de départ, à 1789, et la France, si désenchantée qu’elle soit du présent, est bien loin encore de songer à rétrograder vers ce passé. La Révolution n’a pas achevé son cycle, n’a pas trouvé la forme dernière qu’elle cherche obscurément. Laissez-la procéder à cette suprême et logique métamorphose. Sa vertu n’est pas toute épuisée ; elle se sent de la force encore à dépenser ; un grand destin, ébauché seulement, à remplir ; des idées à semer dans le

  1. Le 18 Fructidor, ouvrage anonyme en deux volumes, Hambourg, 1799, t. I, p. III.
  2. Mémoires de Barras, t. II, p. 261.