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IV. — IMMORALITÉ FONCIÈRE DU RÉGIME :
1° VÉNALITÉ, CONCUSSIONS AU DEDANS

Et voici un autre aspect, plus répugnant encore, de ce gouvernement.

Parmi ses membres, il en est un qui demeure, alors que les autres ne font que passer et disparaître, — victimes les uns de la Constitution qui prescrit le renouvellement partiel et annuel du personnel exécutif, — les autres de coups d’État qui les expulsent du Directoire, au mépris de cette même Constitution. Ce Directeur, qui par un privilège unique exerce ses fonctions depuis le premier jusqu’au dernier jour du Directoire, est donc, aux yeux de la France, l’incarnation du régime : d’autant plus qu’à l’avantage d’être resté sur la scène tandis que ses collègues la quittaient l’un après l’autre, il joint le prestige du rôle retentissant joué en de mémorables événemens, tels que le 9 Thermidor et le 13 Vendémiaire, dont le souvenir remplit encore tous les esprits.

Il n’est donc pas excessif de dire que Barras fut l’âme de ce gouvernement[1]. Et comme cette âme était une âme profondément corrompue, il en résulte que le gouvernement tout entier, bien que n’étant pas composé uniquement de malhonnêtes gens, porta néanmoins la marque propre à l’homme qui en était le moteur principal, et que le Directoire, considéré dans l’ensemble de ses actes, dans les procédés de son administration, de sa politique intérieure ou étrangère, fut, — de par l’action ininterrompue de la pensée perverse dont il subissait l’inspiration, — un régime de foncière immoralité.

Pour qu’il devînt tel, il n’était même pas nécessaire que certains de ses membres, Rewbell et Sieyès notamment, eussent — ainsi qu’on le prétend, à tort ou à raison — donné de tristes exemples d’avidité. Un gouvernement qui porte et garde dans son sein pendant toute la durée de son existence un ferment de corruption égal en malfaisance à celui que les vices de Barras y avaient déposé, ne peut pas, le voulût-il, être autre chose qu’un gouvernement corrupteur. Il ne peut empêcher les mœurs publiques de se modeler sur celles dont le scandaleux exemple est offert à tous les yeux par le plus brillant représentant du pouvoir : contre un

  1. Carnot et Sieyès auraient seuls pu balancer l’influence prépondérante de Barras. Mais Carnot sort du Directoire dès le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), et Sieyès n’y entre qu’on floréal an VII (avril-mai 1799), remplaçant Rewbell, désigné par le sort.