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Mais comment la chose publique serait-elle leur plus chère, leur unique pensée, alors que la surveillance attentive et inquiète de la bascule politique les absorbe, les retient, les yeux obstinément fixés sur un seul point, pleins de joie ou d’effroi, selon que les oscillations de la machine, ses hauts et ses bas, rassurent ou inquiètent leur mesquine ambition ? Modérés d’une part, qu’on flétrit indistinctement du nom de royalistes ; patriotes ou jacobins de l’autre, qualifiés désormais d’anarchistes : entre ces deux partis rivaux manœuvrer, louvoyer, en les opposant l’un à l’autre, en les accablant, au besoin, l’un par l’autre, ne voilà-t-il pas un programme, une politique[1] ?

Politique d’équilibristes, non d’hommes d’Etat ! Ministres de l’ancien régime ou tribuns de la Révolution se proposaient autre chose que de rester debout sur une corde raide et d’éviter la culbute. Tandis que son nouveau gouvernement, infidèle aux fortes traditions de travail, d’activité, de dévouement au bien public, de désintéressement, qui sont l’honneur de la Convention, songe à lui-même beaucoup plus qu’aux grands intérêts qui lui sont confiés, la France souffre, toutes les parties du corps social sont malades : le pays, épuisé, ruiné, dévasté, semble prêt à tomber en dissolution.

Mais qu’importe ! Travailler au soulagement de ces misères, délivrer ce peuple du fléau de l’agiotage, du brigandage, de la guerre civile, imposer à tous les serviteurs de l’État la probité, la justice, l’exact accomplissement des devoirs de leur fonction, c’est besogne accessoire, à laquelle on se consacre seulement s’il reste du temps pour elle ! L’essentiel, c’est de garder par tous les moyens ce pouvoir dont on use si mal ; c’est d’opposer aux trames de ses adversaires d’autres trames plus adroitement et plus fortement tissues ; c’est de triturer avec art la matière électorale, c’est d’acheter ou de proscrire quiconque vous porte ombrage. A ces traits, ne reconnaissez-vous pas cette noble science de la politique, avilie, rendue malfaisante, telle enfin que les politiciens l’ont faite ? Et l’un des méfaits du Directoire, le pire de tous peut-être, est précisément d’avoir inauguré, avec les louches pratiques de son gouvernement intérieur, l’ère néfaste des politiciens.

  1. « On se perd à chercher et à trouver le système politique de la France ; il n’existe point. Chaque ministre décide souverainement dans sa partie, de manière que rien n’est à la chose publique ; et quand, dans le conseil du Directoire, les choses les plus graves se décident, ce ne sont pas les plus sages, mais les plus violens qui l’emportent… Ballotté sans cesse d’un parti à l’autre, le Directoire suit une marche incertaine et affaiblit l’opinion publique, qui est la seule force du gouvernement. » (Rapport du ministre de Prusse, Sandoz-Rollin, cité par M. Pallain, Ministère de Talleyrand sous le Directoire, p. XXXIV. )