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Elle est aussi une action réelle, une puissance acquise sur la nature et s’exerçant sur la nature. Enfin, même au point de vue inférieur de la simple représentation, nous représentons mieux la vérité universelle quand nous pensons que quand nous percevons, quand nous percevons que quand nous sentons. En effet, par ce progrès de la sensation à la perception, de la perception à la pensée, nous nous mettons en relation harmonique avec un monde supérieur au monde proprement matériel, avec la société des esprits, plus vraie que le conflit des « corps ». Comment l’existence la plus pauvre serait-elle la plus fidèle traduction du monde ? Voici un animal qui n’a que le toucher, un autre qui a de plus la vue : quel est celui qui « représente » le mieux la nature ? Si l’œil, a dit le sage, n’était pas plein de soleil, il ne verrait pas le soleil. Le cristal n’est pas un meilleur « miroir de l’univers » que le végétal, le végétal que l’animal, l’animal que l’homme : tout au contraire. L’homme reflète mieux, parce que sa pensée, moins passive, est moins un pur reflet. De même, dans l’humanité, n’est-ce pas la vie la plus morale, par cela même la plus sociale, qui est la meilleure initiatrice du grand secret, ou croirons-nous que l’égoïste, fermé en soi, ait trouvé le mot de l’énigme ? Non. L’idéalisme contemporain admet que plus la réalité est riche de déterminations supérieures, — conséquemment intellectuelles, morales et surtout sociales, — plus elle s’ouvre sur la vie universelle. Avec la complexité interne d’un être augmentent proportionnellement ses relations externes : on peut donc dire que, plus la subjectivité est compréhensive, plus aussi l’objectivité est extensive. L’idée n’est pas un pur résidu de l’abstraction ; elle est une manifestation de réalités plus hautes ; sa conception même est déjà une coopération consciente à l’œuvre éternelle. En paraissant construire un monde purement intelligible, nous construisons et enrichissons pour notre part un monde réel.

Au-dessus de la réalité présente, et par sa connaissance même, ce sera toujours la tâche de la philosophie que de déterminer ainsi l’idéal, qui n’est que le sens le plus profond et l’anticipation de la réalité future. À ce titre, la « science des idées », selon le mot de Platon, subsistera toujours comme directrice intellectuelle de l’humanité. A elle de tirer les conséquences générales de la science ; à elle de marquer les limites de la science même ; et, par là, d’entretenir chez l’homme la conscience salutaire de son ignorance. A elle, au-dessus des faits connus et des faits à connaître, de maintenir la loi suprême de la pensée et de la volonté. Enfin, bien plus que les sciences de faits, elle contribuera à maintenir dans la société humaine deux sentimens sans