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l’intelligence que nous remarquons en France. Je distingue : les gens de soixante ans me semblent des aigles en comparaison des autres. Je me suis trouvé surtout en relation avec des whigs de la vieille roche que j’admire fort. Je ne parle pas de leur politique, mais de leur intelligence. Un vieux whig, démocrate à 10 000 livres sterling de rente, chez qui j’ai passé presque tout mon temps, me ravissait avec ses histoires de l’ancien monde. C’est un des hommes les plus instruits pratiquement que j’aie rencontrés, et il me dit qu’il devait ce qu’il savait à la vieille coutume (abandonnée aujourd’hui) de boire après dîner. Lorsqu’on écoutait les anciens en buvant du claret, on gagnait beaucoup à les fréquenter. Que gagnez-vous, me demandait-il, à fumer, après dîner ? J’aurais pu lui répondre comme Manfred : Forgetfulness ! Je crois que cette classe d’hommes tend à disparaître. Ils étaient le sens commun incarné ; sans principes, en tant qu’ils ne considéraient jamais une question que du point de vue pratique, pleins de patriotisme, de préjugés et de bonhomie. La génération qui leur a succédé est pleine de cant.

Je suis bien de votre avis, madame, sur la chevalerie, du moins sur la supériorité de ce temps sur le nôtre. Mais je crois que vous le voyez un peu en beau. À cette époque on avait plus de mérite à ne pas faire certaines bassesses qu’on n’en a aujourd’hui, parce qu’il n’existait pas un tribunal de l’opinion. Cela est surtout sensible en matière de duel. Maintenant non seulement l’opinion, mais les tribunaux condamneraient un homme qui userait de trahison. Vous verrez en lisant le discours des Duels de Brantôme quelle était la tolérance au XVIe siècle. Ce que je cherche à prouver dans ma préface, c’est que tricher dans un duel est impossible aujourd’hui, et ne pas tricher était bien au XVIe siècle. Au siège de Padoue, Bayard ne voulait pas monter à l’assaut avec les lansquenets, parce qu’ils n’étaient pas gentilshommes. On fusillerait un officier qui aurait de pareils scrupules en 1887. Il ne s’ensuit pas que Bayard fût un poltron. Mais de son temps il n’y avait pas un code où l’on écrit tout ce qui est défendu. Chacun avait alors son initiative. On voyait les bonnes et les mauvaises natures. Aujourd’hui il n’y a que des gens prudens qui savent le code et le craignent.

A propos de Bayard, dites-moi, madame, pourquoi le chevalier sans peur et sans reproche portait toujours les couleurs de la bonne duchesse de Ferrare, comme dit le Loyal Serviteur : noir et gris. Cette bonne duchesse était Mme Lucrèce Borgia. Voici comment je m’explique la chose. Les femmes étaient horriblement ignorantes en France sous Louis XII. Une Italienne remplie de belles manières et de grâces devait faire un effet