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quinze ans lorsqu’il l’enleva tandis qu’elle moissonnait dans un champ d’avoine. Il la porta sur ses épaules plus de quatre lieues, jusqu’à ce qu’il eût gagné une de ses cachettes. C’est maintenant une matrone très vénérable que je ne porterais pas pendant deux minutes. Voilà, madame, comme la poésie s’en va. La fille de Mac Fee est femme de chambre et son fils menuisier, ou quelque chose de semblable.

Je crois vous avoir dit, madame, que j’avais été fort édifié des prières du dimanche en Écosse, lues par le père de famille devant tous les gens de la maison. À Edimbourg, le dimanche n’est pas une plaisanterie. Un cocher de fiacre qui m’avait mené au chemin de fer me demanda double taxe : Do you think that for less I would pollute the Lord’s day ? Malgré beaucoup de cant, ce sont des gens estimables et qui font de grandes choses. Ils ont une église d’Écosse un peu plus libérale que l’église anglicane, mais ils n’en veulent pas. Ils entretiennent, par souscriptions et très bien, une autre église qu’ils appellent free kirk, en sorte que dans toutes les petites villes du Sud, il y a deux églises : l’une payée par le gouvernement où il n’y a personne, l’autre payée par les habitans où ils vont. Cela vaut mieux que de faire des révolutions. J’ai dit adieu aux Ch… l’autre jour. Ils partent bien tristes, mais je suppose qu’ils seront ici l’année prochaine. Le pauvre M. de Salvandy est bien malade. Je crois qu’il n’y a plus de ressources. Adieu, madame, pardonnez-moi mon long bavardage, et veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.


Paris, 29 octobre 1856.

Madame,

Vous me faites des éloges si immérités, que je n’osais plus vous écrire. J’attendais qu’il me vînt quelque pensée sublime pour vous en faire part. Malheureusement il ne m’en vient pas du tout. Il me semble que je m’abêtis tous les jours. Je n’ai de cœur à rien. Man delights me not nor woman neither. Savez-vous à quoi j’emploie ces beaux jours que nous avons ? À peindre. Peut-être à votre retour à Paris vous ferai-je connaître mon talent. Je voudrais écrire et je ne puis. Le soir je fais un commentaire sur Brantôme, je dis sur les Capitaines illustres. Je fais trois ou quatre lieues entre ma table et ma bibliothèque, pour écrire quelques notes d’histoire et de linguistique. Voilà les deux seules choses qui m’intéressent encore, ou plutôt vous voyez bien que