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débarrasser de leurs clansmen et de les remplacer par des moutons. Les hommes n’étaient bons qu’à se battre ; les femmes, qui sont très laides, en général, n’étaient bonnes à rien. Les moutons au contraire rapportent beaucoup de laine et les côtelettes en sont excellentes. On expédia les hommes au Canada ; on abattit les huttes de ceux qui voulaient rester ; bref, on les obligea de déguerpir. Or mon tailleur dit que la terre dont les chefs de dans se disaient propriétaires ne leur appartenait pas en réalité, qu’elle appartenait en commun à toute la tribu, et que le chef n’en était que l’administrateur. Mais le gouvernement britannique n’était pas obligé de connaître les anciennes lois gaéliques, et était bien aise de voir partir cette race sauvage qui lui avait donné du tracas. Dans une de mes haltes on m’apprit l’histoire du dernier Rob Roy. Il vivait sur la terre de mon ami, M. Ellin, à Glenquoich, et s’appelait Mac Fee. C’était un déserteur de l’armée qui s’était établi dans une petite île en face de la maison de M. Ellin avec une femme qu’il avait enlevée. Il avait bâti sa maison lui-même, s’était construit un canot, et pour profession avouée il était seer. Un jour le laird de Glengarry, possesseur de l’île avant M. Ellin, voulut le mettre à la porte, Mac Fee le maudit en tournant en cercle autour de lui. Le surlendemain, le laird se cassa la cuisse dans un chemin de fer et mourut en établissant solidement la réputation du sorcier. Comme les voisins de M. Ellin (voisins à dix lieues a la ronde, car en Écosse on n’a pas de voisins plus proches) se plaignaient de perdre quantité de moutons, M. Ellin alla trouver son tenant volontaire et lui demanda de quel droit il s’était établi dans sa propriété. Mac Fee, tirant son dirk, l’enfonça dans la table en disant : Voici mon droit. On profita de son absence pour opérer un débarquement dans son île. Sa femme et sa fille accoururent chacune un fusil à la main, et ne se rendirent que par capitulation. M. Ellin leur donna une petite maison à Inver-ness, paya la pension de la fille et d’un garçon à l’école, et de temps en temps leur donnait de l’avoine et des harengs. Moyennant cette générosité il n’a jamais attrapé de coups de fusil à la chasse, et l’on n’a pas touché à ses moutons. L’année passée on a fait un petit kiosque dans l’île de Mac Fee. En plantant les premiers pieux on fut surpris de les voir glisser dans la terre. On était tombé sur une fosse pleine de suif. C’était laque Mac Fee mettait la graisse des moutons qu’il volait. Cet homme avait une telle réputation qu’on lui écrivait de Londres pour avoir des consultations magiques, et il répondait dans un mélange de gaélique et d’anglais où le diable n’aurait rien compris. Ce grand homme est mort il y a deux ans, plein de jours, n’ayant jamais fait que sa volonté. Cela n’est-il pas d’un bon exemple ? Sa femme avait