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la littérature russe. Essayons donc d’entrer dans la consciencieuse étude qu’il en fait. Qui sait si, en plus des renseignemens que nous lui devrons, nous ne verrons point se dégager peu à peu de son analyse quelques traits psychologiques capables de nous éclairer sur la véritable nature de la « conversion » de Gogol ?


« En premier lieu, dit M. Pypine, il convient de noter que Gogol provenait d’un milieu tout autre que celui où s’étaient formés les écrivains précédens. Il apportait, en effet, à la Littérature russe, de par son origine même, un élément nouveau, l’élément petit-russien. Depuis quelque temps déjà les relations étaient devenues très étroites entre la Petite et la Grande-Russie ; et le moment était arrivé où le génie de ces deux parties de l’empire allait pouvoir se confondre dans une seule grande littérature nationale. Mais c’est en réalité de Gogol que date cette fusion…. Petit-Russien jusqu’à la moelle des os, Gogol portait bien dans son talent l’empreinte spéciale de son pays d’origine. Il en avait l’ironie et l’humour, le ton d’esprit à la foi moqueur et sentimental. Et il en avait aussi les défauts, notamment l’astuce et la vanité. »

À ces traits, qui lui venaient de sa race, Gogol en joignait d’autres qui lui venaient de son tempérament personnel. Comme son père, auteur de nombreuses comédies, il possédait d’instinct le sens de ‘observation satirique. Il s’était fait remarquer au collège pour son talent à imiter les tics et les ridicules de ses professeurs. « Du premier coup, nous raconte un de ses plus vieux camarades, il saisissait et reproduisait au naturel non seulement l’apparence extérieure, mais le caractère de toute personne qu’il trouvait sur son chemin. » Et d’autre part il n’avait point, dès l’enfance, d’autre souci que de consacrer toutes ses forces à quelque grande œuvre, de servir sa patrie et l’humanité. Cette noble ambition ne devait point le quitter. Sans cesse, tout au long de sa vie, il a aspiré à agir. Et sans cesse, comme le fait observer M. Pypine, il a eu en vue, pour cette action bienfaisante, « un horizon plus large, » étendant successivement sa sympathie à son pays d’origine, à la Russie, et enfin à l’humanité tout entière, présente et future. En 1829, pendant un voyage à l’étranger, il disait dans une de ses lettres : « Le bras d’en haut m’a conduit hors de mon pays, pour que je me prépare dans le recueillement à la haute mission qui m’est destinée, et pour que par degrés je m’élève à des sommets d’où je pourrai répandre le bien et travailler au profit du monde… Si je ne puis être heureux moi-même, je veux du moins consacrer toute ma vie au bonheur de mes semblables. » Ce qu’il disait à vingt ans, sous cette forme un peu emphatique, il l’a redit, sous la même forme, à trente ans, et c’est encore ce qu’il a redit à quarante ans, dans ces Lettres et cette