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avec tout cela, dans ce cas ainsi que dans maints autres, nous voyons que le génie s’est pour ainsi dire manifesté au moment précis où sa venue était nécessaire. L’évolution antérieure était achevée, tout était prêt pour une transformation ; il ne manquait plus rien qu’un génie assez fort pour en finir décidément avec l’ancien ordre de choses, et prêter l’appui de son autorité à la naissance d’un mouvement nouveau. Tel, jadis, Pierre le Grand était survenu à son heure pour clore l’ancienne période de notre vie nationale : tel le génie de Pouchkine s’est produit dans l’instant où il allait lui être possible de faire sortir de la vieille littérature russe agonisante une littérature nouvelle. Et c’est à cela que lui a surtout servi son génie : à transporter dans la littérature nouvelle, qu’il inaugurait, ce qui restait dans l’ancienne de vivant et de sain. »

On entend bien que ce ne sont là que des considérations préliminaires ; mais elles constituent le thème principal de tout l’essai de M. Pypine. Et la même méthode se retrouve, strictement appliquée, dans les trois études suivantes, sur Gogol, Lermontof et Koltzof, et les successeurs de Gogol, les seules que M. Pypine ait publiées jusqu’ici. Peut-être même l’étude sur Gogol est-elle à ce point de vue particulier la plus instructive de toutes et la mieux composée. L’auteur l’a fait précéder de quelques réflexions générales que je vais demander encore la permission de traduire :

« Si le début de notre siècle s’est signalé par l’apparition de talens puissans et féconds, si tout de suite après Joukofsky et Pouchkine sont venus Gogol et Griboïedof, ce n’est point, comme on pourrait penser, par l’effet d’un simple hasard. La littérature du XVIIIe siècle s’est trouvée être une école où se sont préparées et élaborées les diverses formes littéraires, en même temps que s’y acclimataient certaines théories esthétiques. Puis ce fut, sous le coup de grands événemens, un éveil violent du sentiment national, précipitant l’éclosion de la littérature nouvelle. Pour la première fois, les poètes russes se préoccupèrent d’être Russes, de s’inspirer dans leurs poèmes de motifs nationaux. Et tout de suite, le mouvement fut si fort et d’une vie si profonde, que l’on vil les générations littéraires se succéder coup sûr coup avec une rapidité extraordinaire. Gogol et Koltzof, nés en 1809, n’étaient que de dix ans plus jeunes que Pouchkine : en 1814 est né Lermontof, en 1818 Tourguenef, en 1826 Saltykof, en 18v28 le comte Léon Tolstoï : autant de noms qui marquent des étapes importantes dans l’évolution de notre littérature.

« Et chacun de ces grands hommes, à commencer par Gogol, a apporté dans notre littérature, en dehors de son talent personnel, une nouvelle manière de sentir, de penser, ou d’écrire. Chacun d’eux, à commencer par Gogol, est sorti d’un milieu social différent de ceux