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conduit des tandems et vient de pêcher un saumon aussi gros qu’elle. Elle est bronzée par l’air et le soleil ; elle a de l’esprit et un mélange d’ignorance et de civilisation raffinée qui est plein de grâce ; pas un atome de coquetterie et encore moins de bégueulerie anglaise.

Il me semble, madame, que si je relis ma lettre je ne vous l’enverrai pas. Je la soupçonne d’être fort décousue, mais comment faire quand on écrit sur une grande table à côté de cinq ou six personnes qui font leur courrier à la fois. Je voudrais vous dire comment nous passons le temps. Le matin nous déjeunons vigoureusement de chair et de poisson avec du thé et du café, puis les dames vont mettre des bas rouges ou bleus à carreaux et de gros souliers avec des jupes retroussées, moyennant quoi elles sautent les buissons et enjambent les murs de façon à ne pas s’accrocher, — et à me donner souvent des distractions. Nous allons en bateau, en voiture et à poney dans la même journée. Mais nous avons soin de nous trouver dans quelque lieu habité vers deux heures, afin de manger un lunch très substantiel. Puis on rentre, et à sept heures on s’habille et on descend pour un dîner qui n’en finit pas. Le temps le plus agréable, c’est la matinée, c’est-à-dire celui où l’on est le moins gourmé. Il serait difficile de l’être, d’ailleurs, quand on patauge ensemble dans un moor (ou muir), où toutes les cinq minutes il vous arrive quelque accident ridicule. — Je suis honteux, madame, de vous écrire toutes ces sottises. — J’aurais mieux fait sans doute de vous envoyer une description du Pass de Glencoe, où eut lieu le massacre que vous savez, commandé peut-être ou du moins traité comme une bagatelle par le grand usurpateur Guillaume III. C’est ce que j’ai vu jusqu’à présent de plus sauvage et de plus triste, la Cabrera près de Madrid exceptée. Ce qui me console, c’est que vous ne pourrez pas me lire.

Adieu, madame, j’espère que vous avez beau temps et que votre santé est aussi bonne que la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir. Je ne sais pas pourquoi je ne vous ai pas parlé d’un sujet que vous avez traité dans votre dernière lettre. Votre argument n’est pas bon pour moi. Je ne crains rien, et si j’avais des inquiétudes pour une autre vie, je croirais difficilement qu’en prenant le chemin de la prudence, j’arriverais en paradis. Vous-même, madame, si vous n’aviez pas la foi, est-ce que vous iriez à la messe par politique ? Retournant votre argument de prudence, je vous dirais : Venez-vous en voir Sa Majesté. L’Empereur ne peut vous faire de mal, il vous fera peut-être du bien. Adieu, madame, je suis plus méchant que jamais. C’est que je suis triste de quitter Glenquoich. Je vais demain encore plus au nord, mais