nettes et très réfléchies. Il avait beau se confiner dans l’observation du détail ; souvent, il brisait d’un mouvement brusque le cadre étroit où il s’était emprisonné, et, jetant ses regards sur un horizon plus vaste, il ouvrait au lecteur de larges perspectives sur l’avenir comme sur le passé. Il y avait en lui un philosophe, j’entends un homme à idées générales, qui, pour n’être pas toujours en vedette dans ses écrits, y était partout présent et partout visible. Il ne se défendait pas d’ailleurs contre cette propension de son intelligence ; car tout en déclarant que l’histoire « ne consiste pas à disserter avec profondeur, » mais plutôt « à constater les faits, à les analyser, à les rapprocher, à en marquer le lien, » il avouait qu’ « une certaine philosophie » pouvait s’en dégager, condition « qu’elle s’en dégageât d’elle-même, presque en dehors de la volonté de l’historien. »
L’objet d’étude qu’il assignait à l’historien, c’était l’âme de l’homme, non pas de l’homme isolé, mais de l’homme en société. « L’histoire n’est pas l’accumulation des événemens de toute nature qui se sont produits. Elle est la science des sociétés humaines. » Elle cherche « comment ces sociétés ont été constituées, quelles forces ont maintenu la cohésion et l’unité de chacune d’elles. » Elle décrit « les organes dont elles ont vécu, leur droit, leur économie publique, leurs habitudes d’esprit, leurs habitudes matérielles, toute leur conception de l’existence. » Elle doit aspirer à déterminer ce que les groupes sociaux ont cru, pensé, senti à travers les âges. Elle est la sociologie même.
Il semble par conséquent que la qualité la plus indispensable de l’historien soit la perspicacité du sens psychologique. M. Fustel soutient pourtant qu’il peut aisément s’en passer ; il trouve même qu’il est dangereux de travailler à « démêler les replis cachés du cœur humain » ; car on s’expose par-là à de graves méprises sur les raisons des faits ; on risque surtout d’attribuer une influence excessive aux calculs et aux caprices individuels. Il estime, quant à lui, que l’évolution des sociétés échappe presque totalement à l’action des grands hommes et que ceux-ci ont dans l’histoire un rôle à peu près nul. On est étonné de voir combien peu il s’occupe des personnages qui ont brillé dans le cours des siècles. Dans la Cité antique, il en mentionne à peine quelques-uns, et simplement comme points de repère chronologique. Dans les Institutions, il en signale un plus grand nombre, mais il se tait sur leurs qualités ou sur leurs défauts ; on ferme son livre sans savoir ce qu’étaient Brunehaut, Dagobert, Charlemagne, Charles le Chauve ; il nous les représente comme des êtres abstraits, qui ne se distinguent les uns des autres que par leurs noms, et il est indubitable qu’à ses yeux leur apparition sur la scène du monde est un détail assez secondaire.