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sur la Chambre. Ce n’est pas au moment où le projet Bovier-Lapierre a tant de peine à aboutir qu’il convient d’en présenter une caricature aggravée. Mais il y a peut-être quelque chose de pire encore que les lois de circonstance, ce sont les juges auxquels on peut appliquer la même épithète. Si la sauvegarde du justiciable n’est plus dans la loi elle-même, il faudrait au moins qu’elle fût dans ceux qui l’appliquent, et cela est plus nécessaire que jamais en un temps où la manie du soupçon et de la dénonciation étant partout, nul n’est sûr de n’avoir pas demain affaire à la justice. On voit commencer tous les jours de nouveaux procès, on n’en voit finir aucun. Il semble que le ministère recherche le scandale pour lui-même, comme s’il y trouvait un moyen de gouvernement. Il parait s’y complaire. Ce système ne serait tolérable que si une indépendance absolue était laissée à la magistrature, et on a pu croire dans ces derniers temps qu’il n’en était pas ainsi. Une affaire importante, celle des Chemins de fer du Sud de la France, était entre les mains d’un juge d’instruction, M. Rempler ; le bruit s’est répandu tout d’un coup qu’il s’en était, ou qu’il en avait été dessaisi. Le dossier était sorti de ses mains pour passer dans celles d’un autre magistrat, M. Le Poittevin, chargé des fonctions de juge d’instruction. M. Le Poittevin pouvait-il être investi de ces fonctions ? On a invoqué a ce sujet l’article 58 du Code d’instruction criminelle, bien à tort comme on va le voir : « Dans les villes, dit cet article, où il n’y a qu’un seul juge d’instruction, s’il est malade, absent ou autrement empêché, le tribunal de première instance désignera l’un des juges de ce tribunal pour le remplacer. » On assure que la désignation de M. Le Poittevin n’a pas été faite sous la forme ordinaire par le tribunal de la Seine, mais c’est là le plus petit côté de la question. Peu importe la manière dont la délégation a été faite. L’article 58 du Code d’instruction criminelle ne pouvait pas s’appliquer à Paris, puisque, bien loin qu’il n’y ait dans cette ville qu’un juge d’instruction, il y en a vingt-neuf. On n’avait entre eux que l’embarras du choix. De plus, M. Rempler n’était ni malade. ni absent. Était-il « autrement empêché » ? Les journaux ministériels n’ont pas caché qu’il n’était pas d’accord avec M. le garde des sceaux sur la marche de l’instruction. Et cela a suffi. On a fait comprendre à M. Rempler qu’il devait se dessaisir d’une affaire qu’il ne conduisait pas au gré de M. Ricard ; il a eu la faiblesse d’y consentir, et il a été remplacé, non pas par un autre juge d’instruction, mais par un juge ordinaire dont la situation était si visiblement incorrecte qu’il a fallu la régulariser plus tard au moyen d’un décret. Mais, pendant huit jours, M. Le Poittevin a largement usé de tous les droits d’un juge d’instruction bien que, au fond, il n’en eût aucun, et cela a duré jusqu’au moment où un député a refusé de comparaître devant lui en prétextant de l’irrégularité de son mandat. Un pareil précédent est très grave. Si nous sommes en un temps relativement