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frivole des salons. Il désespère de jamais faire œuvre sérieuse et, faute d’être venu à son heure, il ne l’essaie même pas. « Pour être un grand homme dans les lettres ou du moins opérer une révolution sensible il faut, comme dans l’ordre politique, trouver tout préparé et naître à propos. » Il a le sentiment d’avoir manqué sa vie.

Chamfort connut-il des déceptions d’un autre genre ? Certaines de ses confidences le donnent à entendre. Homme à bonnes fortunes, il n’aurait pas eu naturellement de goût pour ces tristes aubaines. Il serait devenu sceptique après avoir été sentimental, et roué pour n’avoir pu faire autrement. « M... débitait souvent des maximes de roué en fait d’amour ; mais dans le fond il était sensible et fait pour les passions… M… me disait : C’est faute de pouvoir placer un sentiment vrai que j’ai pris le parti de traiter l’amour comme tout le monde... › Il semble bien en effet qu’il eût le tour d’esprit romanesque ; et il vint dans un temps où, suivant la définition que lui-même en a donnée, l’amour n’était que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. C’était, une fois de plus, avoir mal choisi son époque. Un tel malentendu est douloureux entre tous. Ceux qui, ayant espéré de l’amour une exaltation de tout leur être, se réduisent à ne plus lui demander que le plaisir des sens, reçoivent de ce heurt avec la réalité une commotion qui se prolonge à l’infini. Comme ils avaient engagé ame dans l’affaire, elle se trouve en effet compromise. C’est la fissure unique et subtile par où s’écoule ce qu’il y avait de meilleur en nous. « L’amour est un commerce orageux qui finit toujours par une banqueroute. » Cette banqueroute de l’amour entraîne après elle toutes les autres. On la retrouve ou on la devine à l’origine de plus d’une profession de foi désespérée... Il est possible d’ailleurs que Chamfort se soit vanté. On peut douter des causes de son libertinage. non de ce libertinage lui-même où il laissa le peu de santé qu’il avait. Les libertins ont le cœur sec... Peut-être n’en fallait-il pas tant pour expliquer la misanthropie de Chamfort et qu’il ait eu l’âme quasiment pétrie de haine.

C’est ce qui donne à la vie de Chamfort son unité. Que celui dont la figure s’encadrait si bien dans l’ancienne société ait applaudi si bruyamment à la révolution qui brisait les anciens cadres, cela au premier abord semble contradictoire. Celui qui avait reçu pension de Louis XVI se hâte d’employer le style du jour et d’appeler le roi déchu du nom de Louis Capet Celui qui avait, après la représentation de Mustapha et Zéangir, reçu de la reine de tels complimens qu’il déclarait ne pouvoir ni les répéter ni les oublier, se hâte de devenir républicain : car, dit-il, « il n’a que cela qui prenne ». Le secrétaire des commandemens de Condé et celui de Madame Élisabeth devient le plus ardent des patriotes. L’ami de Vaudreuil devient celui de Mirabeau. Mais c’est le propre de la haine qu’elle s’irrite des bienfaits reçus. Chamfort n’était pas seulement membre de l’Académie française, il avait