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Par où s’explique cette amertume de Chamfort, cette colère contre la société de son temps et contre la société en général ? N’y voir que la haine désintéressée des abus et qu’une noble révolte contre les inégalités sociales serait l’effet d’une belle candeur. Sans doute il faut supposer une première disposition native. Il y a une âpreté d’accent, une violence de ton, une qualité d’ironie préméditée et condensée, à laquelle on n’arrive pas sans un don de nature. Comparez un mot de Chamfort avec un mot de Rivarol, par exemple ; vous saisirez aussitôt toute la différence. Voici le mot de Chamfort sur La Harpe : « C’est un homme qui se sert de ses défauts pour cacher ses vices. » Mettez en regard le mot de Rivarol sur Chamfort lui-même : « C’est une branche de muguet entée sur des pavots. » Celui-ci est d’un bel esprit qui se contente d’égratigner l’adversaire. Celui-là est d’un esprit méchant qui veut faire plaie et faire saigner la plaie. On a remarqué que très peu de personnes sont capables d’aimer au sens vrai du mot ; il y a de même une puissance de haïr qui n’est départie qu’à quelques-uns. C’est là, chez Chamfort, le fond du caractère, le trait essentiel autour duquel vont cristalliser les impressions venues de la vie. Or, comme Rousseau, Chamfort est plébéien. Et il a pu s’apercevoir qu’aux yeux des gens de condition ni l’esprit, ni le talent, ni même l’argent ne supplée au désavantage de n’être pas né. De plus, il est enfant naturel. Et l’exemple de d’Alembert suffirait à prouver que sur ce point la société aristocratique avait peut-être moins de préjugés que n’en a montré par la suite la pruderie bourgeoise. Mais Chamfort est vaniteux : quand on demande beaucoup à l’opinion du monde, c’est une nécessité qu’on souffre doublement de ses dédains. Malheur à ceux qui ne savent pas hausser les épaules devant certaines humiliations que la sottise croit leur infliger ! Il est pauvre et en contact journalier avec la richesse. L’inégale répartition des richesses l’a choqué d’autant plus qu’il est du côté non des privilégiés, mais des autres. Les questions d’argent et les chiffres reviennent fréquemment sous sa plume. A-t-il tenu le propos qu’on lui prête ? « Ces gens-là doivent me procurer vingt mille livres de rente. Je ne vaux pas moins que cela. » Ce qui rend ce mot vraisemblable, c’est qu’il est en accord avec les préoccupations dont témoignent fréquemment la correspondance ou les réflexions de Chamfort. « J’ai toujours été choqué, écrit-il, de la ridicule et insolente opinion répandue presque partout, qu’un homme de lettres qui a quatre ou cinq mille livres de rente, est à l’apogée de la fortune. » Et ailleurs : « On se fâche souvent contre les gens de lettres qui se retirent du monde : on veut qu’ils prennent intérêt à la société dont ils ne tirent presque pas d’avantage ; on veut les forcer d’assister éternellement aux tirages d’une loterie où ils n’ont pas de billet. » C’est le langage lui-même de l’envie. Si encore il trouvait dans une renommée solide une suffisante compensation ! Mais il estime à son prix l’applaudissement