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d’abord à ses perfections physiques. « Quel homme a été plus visiblement que celui-là l’enfant gâté de la nature ? Elle lui a donné mission de plaire. Avec quels soins, quelle tendresse, elle a modelé son corps !... Ceux qui le chicanent sur sa noblesse enragent qu’il n’ait qu’à paraître pour leur infliger un démenti : sa noblesse, il la prouve en marchant... Quant à sa tête un peu grosse, comme celle de Chénier, pour les épaules qui la portent, elle est d’une harmonie de dessin qui enchante les yeux... Quelque chose de plus beau que sa tête, c’est son cerveau... Et quelque chose de plus ravissant que le sourire de Rivarol, c’est sa parole... » Tel est le ton. Le portraitiste a été séduit par le charme de son modèle ; il s’y abandonne et ne discute pas. Au surplus, il en a flatté plutôt que faussé l’image. Il fournit à Rivarol une occasion nouvelle de faire la roue devant nous ; mais il ne surfait pas son mérite. « Jouir de la société, la défendre dès qu’elle est en péril, la regretter quand elle se dissout et mourir de sa mort, voilà toute l’histoire de Rivarol. » On ne saurait mieux dire.

Ce qui fait qu’il y a lieu de réunir Chamfort et Rivarol, ce n’est pas seulement le rapprochement des dates et certaines affinités de nature, mais c’est qu’ils ont eu, en dépit des apparences et tout en prenant position à des points contraires et extrêmes, une destinée analogue. Ils ont souffert d’une même misère et d’une malchance pareille. Ils représentent deux variétés d’un même type, celui du littérateur venu sur le déclin d’une littérature et d’une société. Il en est parmi les écrivains de transition » chez qui on discerne déjà les germes de l’avenir. Incapables de réaliser l’idéal nouveau, ils l’ont du moins entrevu et annoncé : ils sont des précurseurs. D’autres ferment une époque. Leur fortune est liée au sort de quelque chose qui s’achève et qui meurt. Chamfort et Rivarol sont de ceux-là. Préparés par leurs qualités mêmes à briller au milieu d’un état social qui en était venu à l’épuisement, ils ont été prisonniers de leur succès. Ils sont les enfans gâtés et les victimes d’une société qui finit.

Cette société de la fin du XVIIIe siècle, on a coutume de se la représenter d’après le mot fameux de Talleyrand ; on continue de lui prêter toutes les élégances auxquelles elle a d’elle-même depuis longtemps renoncé ; on prolonge pour le projeter sur son agonie l’éclat qu’ont jeté quelques salons désormais défunts. Ce n’est plus le temps des Geoffrin, des Du Deffand et des Lespinasse. Au lieu de trois ou quatre salons qui donnaient le ton, il y a maintenant une multitude de salons de moindre importance et de tenue médiocre, où se mêlent tous les tons et tous les mondes. Des mœurs importées de l’étranger ont entamé et altéré la politesse française. Déjà l’anglomanie est une fureur, et ce n’est pas du XIXe siècle que date chez nous l’américanisme. La France n’est plus le salon de l’Europe, elle en est le café. Le goût de l’élégance a été remplacé par celui du luxe, et d’un luxe de mauvais aloi qui n’est souvent que l’étalage