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l’absence d’un gouvernement régulier. Le prince Gortchacow avait senti, suivant cette belle parole du Duc d’Aumale au maréchal Bazaine, que la France restait. Le 17 novembre je recevais de M. de Chaudordy le télégramme suivant :

« Le chargé d’affaires de Russie vient de me communiquer à l’instant la circulaire de son gouvernement relative à la dénonciation du traité de 1850. Avant de me donner lecture et de me laisser copie de cette pièce, il m’a lu une courte dépêche du chancelier disant que, quoique le gouvernement actuel se fût exclusivement voué aux soins de la défense nationale, la France tenait une trop grande place dans le monde pour que le gouvernement russe ne s’empressât pas de porter à notre connaissance, comme il l’avait fait pour les autres puissances, les résolutions prises par l’empereur Alexandre. La dépêche ajoute que la guerre de 1854-56 avait été le point de départ de perturbations qui se continuent, et exprime l’espoir que notre gouvernement futur, quel qu’il soit, se préoccupera des moyens d’y mettre fin. Le document principal m’a ensuite été remis. J’ai répondu que je le placerais sous les yeux de la délégation, à la suite de quoi, je ferai connaître l’opinion du gouvernement. »

Cette proposition nous mettait dans un grand embarras. Ne rien répondre, ou prétexter que notre situation politique et militaire nous obligeait à l’abstention, pouvait paraître sensé, puisque nous réservions par là l’avenir dans une question internationale des plus délicates et que nous n’entrions dans aucun compromis embarrassant. Nous nous épargnions, en même temps, la peine d’effacer nous-mêmes les souvenirs d’un traité de paix qui avait été un honneur pour notre pays et signé dans notre capitale comme la consécration d’une lutte glorieuse pour nos armes. Mais, d’autre part, nous indisposions la Russie sans aucun avantage pour nous, et nous nous privions de la dernière chance qui nous restât d’intéresser les puissances à notre infortune.

L’Europe assemblée pour s’occuper de l’Orient pourrait-elle, en effet, demeurer insensible, quand elle serait réunie dans la personne de ses représentais, aux plaintes des plénipotentiaires français ? Lui serait-il possible de ne parler que de la Mer-Noire, quand la France à ses portes était sanglante et mutilée ? Nos représentans à la conférence n’auraient-ils pas eu beau jeu pour rappeler aux plénipotentiaires russes les promesses que nous avait faites l’empereur Alexandre, de parler haut en notre faveur, aux plénipotentiaires autrichiens et italiens leurs efforts pour nous venir en aide ? En admettant que les plénipotentiaires prussiens eussent menacé de quitter la conférence et l’eussent quittée en effet (ce que je crois probable), n’était-ce pas le moment