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intimes de son génie, les appels doucement impérieux de ses visions et de son rêve avec ce que la pédagogie lui avait inculqué. À suivre, de 1822 à 1845, les salons de Corot, on pourrait faire l’histoire de son « affranchissement », dire comment le souvenir et l’influence de ses libres études se fait de plus en plus sentir dans les constructions laborieuses et les « ajustemens » de ses « grands » tableaux. En 1833, il avait fait, à Fontainebleau, une étude de chênes qui est aujourd’hui entre les mains assurément les plus dignes d’un pareil dépôt, chez M. Français. À ceux qui ne connaissent de Corot que les fameux « brouillards argentés » dont les littérateurs, les contrefacteurs, les marchands et Corot lui-même, peut-être, à la fin de sa vie, ont fait un grand abus, il faudrait montrer ce morceau. Il est enlevé d’autorité, d’une facture directe et décidée, corsé de ton, délicat autant que ferme. Deux ans après, Corot « utilisait » cette étude et la plaçait au second plan et à gauche, près du rocher au-dessus duquel descend un ange, dans son tableau d’Agar au désert (Salon de 1835). Le critique qui l’accusait alors « de sécheresse » et « d’un coloris sale et terreux » pourrait à peine être taxé d’excessive sévérité. De l’étude au tableau, d’autres préoccupations étaient intervenues : la vision s’était refroidie, la main alourdie, le charme envolé. On trouverait le même « écart » entre les admirables Études de moines données à son ami Alfred Robaut et le Saint Jérôme du Salon de 1837.

Cinq ans plus tard, un précieux tableau du musée de Metz : le Pâtre, nous montre déjà Corot plus d’accord avec lui-même. Nous ne saurions mieux faire que d’en emprunter la description à M. Émile Michel[1] : « C’est vers la fin du jour ; le soleil vient de disparaître d’un ciel clair et pur ; la pâle silhouette des montagnes lointaines se détache à peine sur l’or du couchant. Les profondeurs des grands arbres sont pleines de mystère et déjà une ombre bleuâtre envahit les vallées. Un ruisseau rapide court au premier plan parmi les gazons qu’il anime. Des chèvres folâtrent et broutent çà et là, pendant qu’adossé au tronc élevé d’un jeune arbre, un pâtre jette dans le silence du soir sa rustique chanson. Il semble que le souffle d’un air plus pur vous anime et en même temps qu’une impression de calme et de recueillement, je ne sais quel parfum d’antiquité et de nature vous pénètre peu à peu… » Corot, paraît-il, avait gardé pour ce tableau une prédilection particulière, comme s’il eût eu le sentiment qu’il avait marqué pour lui le commencement de l’émancipation.

  1. Étude historique et critique sur le musée de peinture de la ville de Metz ; 1868.