Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/928

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et les verts éteints de la berge, l’azur léger du ciel où se fondent des effluves d’argent et les tons d’ambre fin des dômes et du pont fraternisent tendrement ; comment, dans le Forum romain, les modulations infiniment délicates des tons de brique ou de pierre saumonés, orangés, ardoises, çà et là soutenus d’impondérables demi-teintes discrètement nuancées de verts et de lilas, chantent harmonieusement dans la transparence et la splendeur calme de l’air... aurait-on donné, avec des mots, la sensation de ce que les mots n’ont pas, après tout, mission de rendre sensible ? L’accord de deux tons associés, le contraste de deux complémentaires, le blond rosé d’un campanile montant dans la limpidité d’un ciel d’azur qui verdit par endroits, suffisent à combler l’œil d’intime volupté. La littérature, à tenter de transcrire ou de « transposer » ces relations subtiles, se perdrait en d’inutiles et confuses bouillies de mots et d’adjectifs. C’est ici le domaine propre de « la peinture ». Et, sans doute, la métaphysique a le droit de la dédaigner ; mais enfin, c’est la peinture. Delacroix se plaignait qu’on oubliât trop communément que pour bien juger de ces choses, il faut « de l’œil », comme pour la musique « de l’oreille ». Corot fut un grand peintre, parce qu’il reçut de la Providence l’œil le mieux organisé, le plus merveilleusement sensible et le plus « juste » dont elle ait jamais fait don a un mortel.


V

Comment expliquer alors qu’il ait pu, dans le même temps, du même œil et de la même main, voir et peindre la nature de façons si différentes ? Comment le peintre du Pont Saint-Ange ou de l’île San Bartolomeo est-il aussi l’auteur de ces paysages compassés, dont les rochers aux « cassures savantes », les arbres redressés comme par un appareil orthopédique, les premiers plans aux ombres lourdes se retrouvent encore, en 1841, dans le Démocrite et les Abdérítains du musée de Nantes ? Était-ce timidité ? Avait-il foi vraiment, dans la candeur de son ame, à l’efficacité des règles et des formules qu’il voyait professer par les maîtres les plus élevés en dignités ? et s’efforçait-il de s’en inspirer dans celles de ses œuvres qui devaient donner de lui-même, aux jurys et au public, l’opinion la plus « haute », dans celles où il mettait le meilleur de son application, sinon de son cœur ?

Il lui fallut longtemps pour acquérir cette confiance dont, à la fin de sa vie il faisait, — il savait bien pourquoi, — l’une des vertus cardinales de l’artiste, pour oser mettre d’accord les sollicitations