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tout ce qui pouvait blesser inutilement l’Europe était à éviter en ce moment. Le cabinet anglais pouvait nôtre pas le maître d’un certain mouvement d’irritation nationale que la dénonciation de l’article 14 amènerait sans doute. Il valait mieux ne s’exposer à cette éventualité qu’après la signature de la paix ou dans le moment de sa signature. Enfin les intérêts allemands, dont le cabinet de Berlin — depuis le traité de Prague, enlevant à l’Autriche la présidence de la diète fédérale et dissolvant cette assemblée — tendait à se constituer le représentant de plus en plus exclusif, ne pourraient-ils pas se croire menacés, si, à l’abrogation de l’article 14, venaient s’en ajouter d’autres, tels par exemple que les articles 15, 16 et 17, stipulant la liberté de navigation du Danube, qui était d’un intérêt général pour l’Allemagne ?

La Prusse ne pouvait donc évidemment être satisfaite de la prompte initiative du prince Gortchacow, et elle devait même la regretter dans une certaine mesure.. Mais une fois la dénonciation de l’article 14 devenue un fait accompli, il ne s’agissait plus pour elle que d’empêcher un conflit qui aurait pu rendre les résultats de la guerre moins décisifs et peut-être moins écrasans pour nous. M. Odo Russell venait d’être envoyé en mission auprès du quartier général à Versailles. D’après les bruits qui circulaient à Saint-Pétersbourg et dont j’avais trouvé l’écho à l’ambassade d’Angleterre, on allait jusqu’à dire que, si l’envoyé anglais avait acquis la conviction que la Prusse fût secrètement d’accord avec la Russie pour la dénonciation du traité, le cabinet de Londres chercherait immédiatement à lier partie avec nous. Je n’avais jamais cru, quant à moi, à la possibilité de cette action dans le moment actuel ; mais ces bruits devaient inquiéter, ou tout au moins agacer la Prusse, et la disposer naturellement à prendre le rôle de conciliateur entre la Russie et l’Angleterre. Ces deux puissances ne pouvaient, si personne ne cherchait à les rapprocher, que maintenir l’une ses premières déclarations, l’autre ses protestations formelles. De bons offices étaient donc nécessaires pour les ramener à une entente. La Prusse se chargea de ce soin en faisant adopter successivement, comme on le sait, par toutes les puissances, le projet d’une conférence qui se réunirait à Londres dans le dessein d’examiner d’abord et finalement de ratifier l’acte émané de l’initiative du cabinet de Saint-Pétersbourg.

En ce qui nous concerne, la situation était des plus délicates. Avec le grand sens politique qui caractérise toujours les actes du cabinet russe, on avait compris à Saint-Pétersbourg qu’il n’était pas possible de nous passer sous silence, en alléguant pour prétexte de notre exclusion, comme l’auraient voulu nos ennemis,