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île, elle avait reconnu par hasard Antigono qui se promenait le long de la mer… Le reste du conte allait tout seul. Antigono, présent au récit, y ajoute les louanges que les saintes religieuses et les bons pèlerins faisaient de la singulière pudeur d’Alaciel. Jamais père ne fut plus fier que ce soudan des vertus de sa fille. Il reprit le premier projet de mariage. Le roi de Garbe, qui attendait toujours sa fiancée, la fit, cette fois, chercher par ambassadeurs, et reçut comme vierge cette veuve de huit ou neuf maris. « Ils vécurent longtemps fort heureux », conclut Boccace. Je le crois sans nulle peine. N’était-ce point, pour ce roitelet marocain perdu au delà des colonnes d’Hercule, un présent des dieux, cette princesse que de si longs voyages avaient formée à la résignation, à l’indulgence et à la douceur ? Plus fortunée que ne fut, plus tard, Mlle Cunégonde, elle se reposait enfin sur un trône des émotions de sa première jeunesse et apportait à son époux définitif le plus rare des trésors, pour des temps de grande barbarie, une connaissance approfondie de la Méditerranée, dont elle avait vu tous les aspects, tous les périls, tous les intérêts politiques et toutes les religions : la noblesse espagnole et la féodalité latine de l’Orient, le césarisme byzantin, le sultan turc, les chevaliers de Saint-Jean et les navigateurs italiens, les corsaires et le sirocco.

Ce roman, que La Fontaine a légèrement gâté, bien qu’il ait son compte de gens diversement assassinés, est plutôt une amusante bouffonnerie dans le goût oriental. On en tirerait aisément un opéra-comique, et Boccace lui-même y a souligné la scène du ballet. Mais un genre manquerait à l’ample théâtre du Décaméron si le conteur n’y avait placé une légende de nécromancie. Les Italiens ont eu, jusqu’à Cagliostro, le secret de ces sortes de mystères. Ils évoquaient les morts de l’autre monde, supprimaient le temps et l’espace, prophétisaient l’avenir, enfermaient, comme dans le conte souabe du Novellino, de longues années en trois minutes, transportaient, en un clin d’œil, une personne vivante à d’énormes distances, par delà les mers et les montagnes. C’est par un miracle ou une féerie de cette espèce qu’il convient de clore la longue représentation dramatique à laquelle Boccace nous avait conviés.

Au temps de Frédéric Barberousse, Saladin, soudan d’Égypte, eut la curiosité, renouvelée plus tard par Pierre le Grand, de voir de près la civilisation et l’état militaire des peuples chrétiens, afin de mieux résister à la croisade. Il visita la Lombardie, déguisé en marchand cypriote, accompagné de quelques sages conseillers. Entre Milan et Pavie, il rencontra un gentilhomme, Torello d’Istria, qui chassait au faucon et voulut faire