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ballade ne mourra pas comme celle du conte. Elle promet un baiser. Elle tiendra sa promesse. Elle est sauvée.


V

Sortons de cette nécropole. Aussi bien, sur les rives du détroit de Messine, où passe la route de l’Orient et celle de l’Afrique, nous touchons à la région des grandes aventures maritimes, à la piraterie héroïque du moyen âge, aux hasards et aux ensorcellemens des contrées de pure lumière où dorment en paix les civilisations éteintes et les religions mortes. Les Italiens n’avaient qu’à s’embarquer à Venise, à Gênes, à Amalfi, à Otrante, et, du château même de leur galère, ils entrevoyaient, comme en un mirage, les lointains pays fantastiques dont toute la chrétienté rêvait alors, les rois et les papes songeant au Saint-Sépulcre, les frères mendians souhaitant la conversion des païens barbares, les moines contemplatifs, préoccupés du Paradis terrestre, les doges, les tisseurs de soie, les banquiers, les armateurs de la péninsule, calculant la richesse de ces royaumes aux noms glorieux, l’Égypte, Carthage, la Syrie, la Perse, le Cathay, l’Inde, Constantinople, Trébizonde, Chypre, Athènes, Tyr, Jérusalem. Depuis Marco Polo, l’extrême Asie semblait ouverte à l’Occident européen. On connaissait les chemins menant aux épices précieuses, à la poudre d’or, à l’encens, à l’ivoire, aux bêtes rares, aux ruines colossales, aux rites étranges, aux voluptés mortelles. Le Soudan de Babylone, le Prêtre Jean, le Grand Khan des hommes à face jaune, le Vieux de la Montagne, les émirs et les khalifes, Mahomet, les Pères de la Thébaïde, les ermites du Gange, formaient là-bas comme une humanité extraordinaire vers laquelle soupiraient les poètes, les ascètes, les barons féodaux, les aventuriers, les politiques et les femmes. Et la mer étincelante qui se déroulait jusqu’à ces merveilles avait, elle aussi, comme un charme magique ; les brusques coups de vent des parages de l’Archipel, la rage des petits flots brodés d’écume, les côtes rocheuses de Morée ou de Syrie, découpées en promontoires aigus ou en baies profondes, retraites azurées où les corsaires se tenaient à l’affût, la sombre menace du cap Ténare, la grâce de Zante, des Cyclades et de Smyrne, la majesté du Bosphore, n’était-ce pas l’appel irrésistible de la Méditerranée à quiconque, des Alpes à l’Etna, jugeait bien étroite l’ombre de son campanile communal, et se sentait entraîné et tourmenté par l’attrait de l’inconnu ?

Beaucoup de ces poètes étaient, à la vérité, d’astucieux marchands âpres au gain et légers de conscience, tels que ce Landolfo Buffolo, bourgeois de Rovello, petite ville de la côte d’Amalfi,