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étant jeune, ardente et libre, et j’aimerai Guiscard jusqu’à la dernière minute de sa vie. Faites-le donc égorger, s’il vous plaît ainsi, et tuez-moi à mon tour ; sinon, je saurai bien accompagner mon amant au tombeau. » Le prince pleure de plus belle. « Va-t’en pleurer avec les femmes et tue-nous tous les deux d’un seul coup ! » — « Tancrède admira la grandeur d’âme de sa fille. » Il n’ajoute, d’ailleurs, aucune foi à ses menaces et, « afin de refroidir un amour trop brûlant », cet homme si bienveillant et si doux ordonne que, la nuit suivante, « sans aucun bruit on étrangle Guiscard et qu’on lui arrache le cœur. » Le jour venu, il dépose lui-même la sanglante relique dans une grande coupe d’or et l’envoie par un de ses officiers à la jeune femme, avec ce message : « Ton père te donne ce cœur pour te consoler de la perte de l’être le plus aimé, ce cœur à qui tu as prodigué les joies qui lui furent les plus chères. » — « Mon père a bien fait, dit-elle, il fallait une sépulture d’or à un cœur si magnanime. Au moment de mourir, je reconnais une dernière fois tout l’excès de son amour et le remercie du rare présent qu’il envoie à sa fille expirante. » Entourée de ses filles d’honneur, elle se penche sur la coupe et dit en pleurant adieu à son bien-aimé, à sa jeunesse, à son bonheur trop rapide, verse dans la coupe un poison mortel et vide sans trembler le calice funèbre. Puis, elle se couche sur son lit, dans l’attitude la plus solennelle, tenant toujours la coupe d’or serrée contre sa poitrine et attend silencieusement la mort. Tancrède accourt au chevet de l’agonisante. Elle le prie de ne point pleurer sur le mal qu’il a voulu faire, de réserver sa pitié, qu’elle repousse, de lui accorder une seule grâce, celle de rejoindre dans le sépulcre l’adolescent qu’elle aimait et qui est mort pour elle. « Et, serrant toujours contre son cœur la coupe d’or, et les yeux éteints, elle soupire : Que Dieu demeure avec vous, moi, je m’en vais pour toujours ! »

De Salerne à Messine, le voyage n’est point long, sur la mer la plus riante et la plus perfide du monde : mais de l’Italie napolitaine à la Sicile, la distance morale est assez grande. Je crois bien que les Arabes ont légué à cette île leur astuce tranquille, leur patience fataliste, leur douceur dans les préludes du crime : le Sicilien est de race plus fine, plus patricienne que le græculus dégénéré du pays de Naples ; mais il est froidement implacable, tel qu’un fils de l’Orient. Isabella vit à Messine avec ses trois frères, qui sont de riches marchands. L’origine de la famille est toscane, mais, comme on finit toujours par hurler avec les loups, l’âme des trois jeunes hommes est devenue, par contagion, froidement méchante : il n’est point de fourbes plus cruels sur ce rivage de la mer des Sirènes. Isabella a distingué, pour son malheur, l’in-