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Russie occupait par son littoral les deux tiers de la Mer-Noire, il était impossible de lui interdire d’y conserver des ports et des arsenaux maritimes, ou de les reconstruire après leur anéantissement, de même que l’Angleterre a dû renoncer à Calais et au démantèlement des fortifications de Dunkerque, malgré la proximité de ses côtes. Nous pouvons parler, du reste, avec liberté, de cet article du traité de 1856 ; car il fut surtout d’origine anglaise et comme une compensation donnée au cabinet de Londres, qui aurait voulu continuer la guerre après la prise de Sébastopol jusqu’à l’anéantissement complet de la marine russe dans la Mer-Noire. Nous n’étions donc pas les vrais inspirateurs de l’article 14 qui, sous le nom généreux de neutralisation, avait un but plus pratique, celui de limiter la puissance navale de la Russie à un effectif dérisoire ; mais l’Europe l’avait signé comme nous et chez nous, et dès lors nous ne pouvions pas l’abandonner sans protestation. Il était clair, néanmoins, que du jour où une grande guerre éclaterait au centre de l’Europe, la Russie tâcherait de tirer parti du trouble général pour sauvegarder ses intérêts sur ce point et s’entendrait avec la puissance victorieuse pour arriver à ses fins.

J’ai quelques motifs de croire que la première intention du cabinet impérial était d’attendre la fin de la guerre que l’on supposait devoir être assez prochaine pour arriver à la dénonciation du traité. On s’attendait à Pétersbourg à la réunion d’un congrès comme conclusion des hostilités. C’est dans cette pensée que l’empereur Alexandre, renouvelant à M. Thiers les mêmes assurances qu’il avait données auparavant au général Fleury, lui disait qu’il saurait au besoin parler haut et faire connaître sa manière de voir, lorsque se débattraient les conditions de la paix. Mais la prolongation de la guerre au-delà de toute prévision et le refus de la Prusse d’admettre toute intervention, même déguisée, des puissances neutres, modifia les impressions premières du cabinet de Saint-Pétersbourg. Du moment où une paix imposée directement par le vainqueur au vaincu était à prévoir, la Russie ne songea plus qu’à ses intérêts et à brusquer le dénouement. Elle fut déterminée par un double motif. Le premier, de se sentir plus libre dans ses mouvemens, lorsque toutes les forces de l’Allemagne étaient dirigées contre nous ; le second, de donner satisfaction au sentiment national de la Russie, qui était plutôt favorable à la France qu’à l’Allemagne, dont elle redoutait, non sans raison, les futurs agrandissemens. Une diversion venait fort à propos pour calmer la susceptibilité de l’opinion surexcitée, et il n’y en avait pas de. plus heureuse que l’effacement d’un traité humiliant. Ces derniers sentimens eurent surtout pour interprète