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son fils au moment où elle veut le faire périr. Mais la restitution de Welcker est conjecturale, et nous ignorons les dates d’Alétès et de Chrysès. S’il est vrai que Sophocle et Euripide, qui, pendant une grande partie de leur carrière, travaillèrent en même temps pour le théâtre, exercèrent de l’influence l’un sur l’autre, ce serait probablement à l’imitation du second que le premier aurait recherché ces complications de péripétie et de reconnaissance.

J’ai déjà rappelé qu’Euripide, au jugement d’Aristote, est le plus tragique des poètes, et j’ai remarqué que, d’après quelques lignes de la Poétique, ce jugement serait motivé par la nature des dénouemens ; mais, sans doute, son premier titre à cette attribution est dans ces combinaisons dramatiques, où la terreur, la pitié, la surprise s’unissent pour émouvoir, presque en un seul instant, les spectateurs. C’est aussi que les situations touchantes et terribles et les faits qui ont ces caractères sont souvent chez le poète multipliés dans un même drame. Il semble qu’il les accumule à plaisir. Médée se venge de sa rivale en lui envoyant le manteau de Nessus, et la jeune fille mourante se tord dans d’affreuses convulsions. Ce n’est pas assez, il faut encore que Créon. témoin des souffrances de son enfant, les partage et meure comme elle. Le vieillard se précipite sur le corps de sa fille et l’enveloppe de ses bras en poussant des cris. « Quand ses gémissemens et ses sanglots ont cessé (j’emprunte la traduction de M. Decharme), il veut relever son vieux corps ; mais, comme le lierre adhère aux tiges du laurier, ainsi il reste attaché au fin tissu. C’est une lutte effroyable. Essaie-t-il de soulever un genou, sa fille morte le retient ; fait-il un effort violent, les chairs sont arrachées de ses os... » Auparavant la mort de la fille n’a pas été peinte par des traits moins horribles que celle du père. Les sentimens d’horreur et de pitié sont excités avec la même force par le récit de la folie furieuse d’Hercule tuant ses enfans et sa femme ; et avant ces scènes terribles il y avait déjà eu dans la même pièce comme une première tragédie, remplie par la détresse et le péril de la famille du héros absent que le tyran de Thèbes, Lycos, allait faire périr. Les émotions se succèdent ainsi et s’ajoutent les unes aux autres. Souvent, par exemple dans Phénix, pièce perdue dont nous connaissons le sujet, la catastrophe est multiple et rassemble sous ses coups plusieurs victimes. Elle était plus simple dans le drame d’Eschyle, où une seule impression grandissait, pour ainsi dire, d’elle-même et suffisait à tout remplir. L’art ingénieux d’Euripide combine et redouble ses effets de manière à remplacer la grandeur par le nombre.

Il s’adresse aussi, pour toucher son public, a un sentiment qui, jusqu’à lui, était resté au second plan, celui de l’admiration.