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On a déjà vu qu’Aristophane exprimait avec insistance et sous diverses formes la critique principale qu’un Grec d’alors pût adresser au théâtre d’Euripide, 1’-irréligion ; et je crois avoir suffisamment montré à quel point elle affectait le fond même et l’essence de la tragédie, telle qu’elle avait été conçue et telle qu’elle s’était produite au moment de sa plus puissante expansion. Sur ce point comme sur les autres une idée résume tous les reproches d’Aristophane : l’abaissement de l’art. Tout le monde connaît les vers éloquens des Grenouilles où est définie la fonction des poètes. Leurs maîtres, c’est Orphée, qui a purifié les âmes et civilisé les mœurs ; ce sont Musée et Hésiode, qui, par leurs enseignement pratiques, ont été les bienfaiteurs de la vie humaine ; c’est le divin Homère, dont les vers forment les Grecs aux vertus guerrières, d’où dépend le salut de la patrie. Le poète doit, non pas étaler le mal, mais en bannir le spectacle corrupteur. « Il y a pour les enfans le maître d’école qui les instruit ; c’est le poète qui est l’instituteur des hommes. » Or Euripide a mis sur la scène le vice et l’immoralité ; il a dégradé les héros et les légendes héroïques ; il a réduit l’action à des combinaisons petites ou forcées et fait de l’art tragique un composé de recettes ; il a énervé la poésie et dépouillé le lyrisme de sa grandeur, de sa variété, de sa beauté technique. Ces critiques, évidemment exagérées, contiennent une grande part de vrai. Elles sont très graves, car elles impliquent dans le débat, avec les innovations d’Euripide dont elles contestent la valeur, les lois mêmes de l’art, et dans la Grèce antique et dans tous les temps.

J’ai parlé, à propos des rôles de femmes, de l’immoralité de certains sujets traités par le poète. Sa grande hardiesse consiste, on le sait, dans ses peintures de l’amour, cette passion à peine entrevue dans les pièces d’Eschyle et de Sophocle. Elle paraît chez lui violente, parfois monstrueuse. Il ne craignit pas, dans les Crétois, de mettre au théâtre l’amour de Pasiphaé. Aristophane, ce qui peut surprendre, n’en parle pas ; mais il a soin de rappeler et Canaché, cédant à la passion de son frère Macareus ; et la prêtresse Augé, accouchant dans le temple d’Athéna, la déesse vierge ; et Mélanippe la Sage (ou plutôt la Philosophe), séduite par Poséidon ; et surtout Sthénébœa et Phèdre, provoquant à l’adultère Bellérophon et Hippolyte et se vengeant de leur refus. Il est certain, d’après ces drames et d’autres qu’on pourrait citer, qu’Euripide s’est complu dans des sujets qui répugnaient à la fois à la délicatesse des Grecs eux-mêmes, bien que familiarisés avec leurs légendes, et à la dignité de la tragédie. Et l’on ne peut guère invoquer pour sa défense, comme, d’après une anecdote, il le fit lui-même, les dénouement qui montrent le châtiment des coupables. Le dénouement ne peut être qu’un palliatif