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III

Il semble au premier abord qu’il y ait un contraste singulier entre Euripide philosophe et Euripide artiste. Comment se fait-il que le même homme se soit préoccupé des problèmes les plus graves sur l’homme, sur la religion, sur la destinée humaine, sur la société, et qu’il ait été en même temps si épris d’art dramatique ? La question pouvait déjà se poser pour Eschyle, dont la comparaison avec Euripide s’impose à tout moment ; mais on songe moins à le faire, parce que la conception de la tragédie chez Eschyle est à ce point unie à une philosophie religieuse qu’elle se confond avec elle. Pour Euripide c’est tout différent. On a vu que cette philosophie, dont il éprouve le besoin impérieux d’entretenir le public, est en désaccord avec la matière et l’esprit du drame grec à son origine ; de plus, son art, singulièrement libre, ingénieux et varié, n’a nullement le caractère de gravité qui paraît naturel aux préoccupations philosophiques. Cependant, c’est bien le même esprit qui anime en lui le philosophe et le poète ; c’est la même inquiétude, toujours éveillée, qui se porte sur tout, avide de nouveauté, et cherche en dehors des idées toutes faites et des formes reçues. Il est inutile d’ajouter qu’Euripide, comme Eschyle, a au plus haut degré le génie dramatique.

Il résulte de là que la question d’art chez lui est très complexe. Ce qui augmente pour nous la difficulté, c’est que plus d’un point échappe à notre ignorance et que même, quoique beaucoup d’effets dramatiques soient accessibles à notre intelligence et à notre critique, nous avons un soupçon vague plutôt que la sensation nette de la nature de certains autres auxquels les habitudes modernes ne nous ont nullement initiés. Quels que soient les résultats de nos efforts, cette étude est d’un vif intérêt, par ce qui dépasse notre portée comme par ce que nos yeux voient clairement dans toutes ces tentatives plus ou moins heureuses de ce grand chercheur dramatique. Pour nous aider à nous diriger, on sait que nous avons un guide précieux, bien que fort insuffisant, car il ne nous montre que le mal ; c’est Aristophane, l’ennemi littéraire le plus acharné qu’ait eu sans doute Euripide. Il nous est fort utile, parce que ses critiques sont celles d’un Grec, ce qui, pour plus d’une question, nous indique le juste point de vue. et parce qu’elles se portent sur toutes les parties essentielles de la tragédie attique. Aussi ses jugemens ont-ils été souvent cités ou même pris pour point de départ d’une appréciation d’Euripide. C’est à peu près ce que je vais faire moi-même. Il me fournira presque un sommaire de la revue rapide à laquelle doit se borner ici mon examen.