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Elles n’apparaissent pas dans l’admirable scène qui ouvre l’Oreste d’Euripide. Ici c’est une hallucination qui se produit pendant une crise d’un malade. L’origine de la maladie est nettement expliquée, et les phases de l’accès se succèdent régulièrement sous les yeux des spectateurs.

La nuit qui a suivi le meurtre de Clytemnestre, pendant la veillée funèbre, le parricide, qui osait remplir ce devoir, a été saisi par le mal. Les sens et l’imagination échaulés par l’impression récente du crime et du sang versé, il a cru voir apparaître tout à coup la troupe menaçante des Erinnyes. Depuis ce temps, — il y a de cela six jours, — sans manger, sans prendre aucun soin de son corps, il est en proie à la fièvre et au délire. Dans l’intervalle des accès, il dort caché sous son manteau ; mais aussitôt que le sommeil cesse, à peine a-t-il eu le temps de sentir le bienfait de ce repos momentané, que ses esprits s’égarent de nouveau, et bientôt le malade, affreux, la chevelure en désordre, la bouche écumante, s’élance de sa couche et s’épuise dans une lutte furieuse contre ses ennemies imaginaires. Euripide donne au public le spectacle complet d’une de ces crises ; il lui en montre successivement la naissance, le progrès et la terminaison. On assiste au réveil d’Oreste ; auprès de lui est sa sœur, qui le garde ; il entend ses douces paroles et réclame ses soins avec la confiance égoïste d’un enfant et avec l’appréhension d’un malheureux qui, à bout de force, redoute tout ce qui peut troubler le calme et l’oubli procurés par le sommeil. Mais, bientôt, sa voix devient brève et sa parole dure : c’est le mal qui s’annonce ; et, en effet, il éclate avec toute sa violence. Electre veut retenir le malade sur son lit : au contact des mains de la jeune fille il sent redoubler son épouvante et sa fureur ; il la prend elle-même pour un des monstres. Enfin il retombe brisé : il reconnaît sa sœur, qui pleure près de lui, et les deux misérables, ayant conscience de leurs maux et du crime qui les a causés, confondent leurs larmes. Telle est cette belle étude physiologique et morale, que suggère au poète une pensée de révolte contre la tradition et que vivifie son génie dramatique.

Dans les pièces d’Euripide qui nous ont été conservées, il y a plus d’un exemple de ce pathétique obtenu aux dépens de la légende héroïque par l’observation exacte de la nature : il n’y en a pas de plus frappant. Il s’impose presque au choix de ceux qui étudient ce côté d’Euripide ; j’uvais dû l’analyser moi-même autrefois en comparant ce poète à Eschyle, et M. Decharme n’a eu garde de le négliger

Si les maladies, et particulièrement celles qui atteignent le cerveau, éprouvent durement l’humanité, — ce n’est pas que le cours de la vie lui donne, en dehors de ces accidens, la tranquillité