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avec la doctrine de Socrate, particulièrement sur l’intime union de la moralité et de la science. Il n’en est pas moins très probable qu’Euripide fréquenta Socrate et qu’une curiosité réciproque les attira l’un vers l’autre. Le premier était séduit par cet enseignement si original qui étudiait les relations des idées en même temps que les faits de la vie pratique. Comment le second ne se serait-il pas intéressé à ces nouveautés religieuses et morales qui s’étalaient au théâtre et à leur effet sur la foule ? Sur ce point, la tradition est d’accord avec la vraisemblance.

De même Euripide fréquenta les sophistes, particulièrement Protagoras, exactement son contemporain. L’aphorisme de celui-ci « l’homme est la mesure de toutes choses » n’était pas fait pour lui déplaire. Cependant ce qu’il prit d’eux, ce sont moins leurs idées, qu’il attribue quelquefois à ses personnages suivant les caractères et les situations, que leur rhétorique, dont il blâme les abus, mais qu’il aime à mettre en pratique. C’est pour cela qu’il multiplie les plaidoyers et les scènes où se soutiennent successivement le pour et le contre. Il y était d’ailleurs encouragé par le goût public. Il dit bien dans l’Hécube ; « Quand un homme a fait le mal, ses discours devraient être faibles et ne jamais réussir à rendre l’injustice éloquente » ; mais il se complaît à plaider les mauvaises causes, à soutenir les thèses paradoxales et à faire montre des ressources de son argumentation oratoire. « Il me faut, dit Jason, prouver que je ne suis pas inhabile à parler » ; et, au moment où il commet la trahison la plus ingrate, il : démontre à Médée avec assurance qu’il ne lui doit rien, qu’elle est trop heureuse d’avoir été enlevée par lui et qu’elle n’a pas à se plaindre d’être abandonnée au mépris des sermens.

En somme, nous n’avons qu’une idée incomplète de la philosophie d’Euripide. Cette philosophie elle-même avait sans doute quelque chose de vague et d’indécis ; mais nous ne connaissons pas la mesure de cette indécision. Du moins les traits et les indices qu’on recueille dans ses œuvres et dans les témoignages de l’antiquité ont pour effet de faire revivre sous nos yeux une figure très particulière et très attachante. On voit clairement dans cet esprit une participation passionnée au mouvement de pensée qui, au VIe et au Ve siècle, renouvelle ou fait naître la religion, la philosophie et l’éloquence. Il le suit dans le présent et il le cherche dans le passé. Euripide avait une bibliothèque, richesse fort rare de son temps. Il lisait, il s’entretenait avec les penseurs, il méditait lui-même dans la retraite où il aimait à fuir la foule et le bruit. Tels étaient les contrastes de cette nature, à la fois vive et mélancolique. On montrait à Salamine son refuge préféré, une