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Zeus est tout et ce qu’il peut y avoir de supérieur à tout. » Mais le premier de ces passages est un élan de la piété du chœur qui, agité par des terreurs mystérieuses, se réfugie dans une foi craintive et absolue. Le panthéisme exprimé dans le second, dont nous ne pouvons déterminer exactement la valeur, puisqu’il nous est parvenu isolé, loin de diminuer la divinité suprême, proclame sa toute-puissance. Mais ces mots d’Euripide « nécessité de la nature ou esprit des mortels » expriment une pensée toute différente. Ce n’est plus de la religion ni de la théologie ; c’est de la philosophie. Il est certain que son théâtre est animé d’un esprit philosophique. On l’a appelé, dans l’antiquité même, le philosophe de la scène ». Il faut donc voir ce que c’est que la philosophie d’Euripide.

Pour en finir d’abord avec son athéisme, disons qu’il n’en a pas fait profession, qu’il a eu soin, au contraire, de ménager le sentiment populaire et de rendre ostensiblement dans ses drames des hommages aux dieux, mais que cependant, en somme, malgré la nature et les sujets de la tragédie, il exprime assez son opinion personnelle pour nous permettre de conclure qu’il supprime les dieux. Il a pour cela deux raisons. La première, qui a déjà été signalée, c’est l’immoralité des légendes religieuses et le contraste qu’elles étaient entre la conduite de ces maîtres du monde et les lois qu’ils sont censés faire respecter par les hommes. La seconde, c’est le désordre et l’iniquité qui règnent dans leur prétendu gouvernement. En réalité, la justice et la providence divines n’existent pas : « O Zeus, s’écrie Talthybios, dans la tragédie d’Hécube, dirai-je que tu as les yeux sur l’humanité, ou bien les hommes se sont-ils fait une opinion vaine sur l’existence des dieux, et est-ce la fortune qui préside à toutes les choses humaines ?» C’est donc un point acquis qu’Euripide n’est gêné par aucune croyance et qu’il a toute liberté pour diriger sa pensée où il voudra. La dirige-t-il en effet, ou bien la laisse-t-il flotter au gré de sa curiosité et des impressions du moment ?

C’est une question à laquelle on ne peut guère répondre avec certitude. Euripide n’écrivait pas des traités, mais des pièces, où il y avait bien des raisons pour que la suite et la concordance des idées ne fussent pas nettement marquées ni absolues. Cependant, tout compte fait, d’après l’examen des passages qu’il a introduits dans ses drames sans nécessité, mais par besoin d’esprit, et d’après la tradition qui s’était établie dans l’antiquité, de son temps et après, on peut dire qu’il fut, non pas philosophe, mais sérieusement épris de philosophie. C’est affirmer un peu plus que ne le font M. Decharme, qui a étudié de très près cette question,