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croire que 500 000 soldats français bien disciplinés, bien équipés, et ayant vu le feu depuis quelque temps, seraient encore, malgré nos désastres, en état de tenir tête au reste de l’Europe. » En parlant ainsi, ses yeux brillaient et lançaient des éclairs, et sa bouche exprimait cette contraction un peu malicieuse des lèvres à laquelle il était habitué et que je me permettrai d’appeler la jouissance savourée d’un bon mot[1]. Il est évident qu’il était difficile de résister à un patriotisme aussi convaincu et aussi communicatif, un mois après la bataille de Sedan. Aussi, chacun cherchait-il à lui être agréable à la cour comme à la ville, et M. Thiers, par nature d’esprit, comme par sa situation de négociateur, était bien excusable d’exagérer ce qui lui avait été dit. Au fond, comme résultat pratique, il ne retira de son voyage à Pétersbourg que la promesse de la Russie d’obtenir de la Prusse un sauf-conduit qui lui permit d’aller à Versailles, où il aurait pu traiter de la paix d’une façon plus avantageuse qu’il ne put le faire plus tard, si l’émeute du 31 octobre à Paris, au moment même où il se rendait chez M. de Bismarck, à Versailles, n’avait achevé de paralyser ses efforts.

M. Thiers était du reste trop clairvoyant pour ne pas se rendre compte bien vite de la situation. Il parlait pour le présent, dont il attendait secours et assistance, et on lui répondait surtout pour l’avenir, et en vue de sa future présidence à la fin de la guerre. M. Thiers ne disait rien, comme de juste, sur ce dernier chapitre, mais son patriotisme lui donnait le droit d’être pressant sur le premier, où il n’obtenait guère de retour. Finalement, après être resté dix jours à Saint-Pétersbourg, il se décida à repasser par Vienne et à se rendre à Florence, où le roi Victor-Emmanuel désirait beaucoup le voir pour lui démontrer sa bonne volonté, égale à son impuissance de nous venir efficacement en aide. Voici le nouveau télégramme qu’il expédia le 4 octobre à la délégation du gouvernement de la Défense nationale à Tours :

« Je pars de Saint-Pétersbourg après avoir fait auprès des personnages importans tout ce qui était possible pour atteindre le but de ma mission et je crois avoir réussi, autant que la situation le permettait. J’ai vu tous les princes de la famille impériale et j’ai reçu d’eux l’accueil le plus sympathique. Avant-hier est arrivée une nouvelle des plus importantes. On a appris qu’à Berlin les tendances pacifiques reprenaient le dessus et qu’il était possible de rouvrir les négociations. On a proposé le moyen de les faire

  1. Un de mes convives de ce dîner, que j’ai rencontré l’été dernier aux eaux, m’a reparlé avec émotion de cette scène et m’a cité naturellement la phrase que j’avais écrite de mon côté au lendemain de ce jour, il y a vingt-cinq ans.