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toutes les sciences et a tous les arts une ardente curiosité. Son Journal est rempli de plans d’études qu’il se traçait pour l’avenir, embrassant l’ensemble des connaissances humaines, depuis la géologie jusqu’à la politique. Ce qui ne l’empêchait point de composer d’innombrables morceaux. Symphonies, sonates, poèmes lyriques, de s’essayer à des drames, d’organiser à Naumbourg, avec deux de ses camarades, une société littéraire et artistique, où, entre deux auditions de ses œuvres musicales, il faisait des conférences sur l’Enfance des peuples, sur Napoléon III, sur l’Élément démoniaque dans la musique, sur la Fatalité et l’Histoire, sur la Poésie serbe, et sur les Lois de la critique. Tout cela de 1860 à 1863, entre sa quinzième et sa dix-huitième année !

En 1862, trois ans après l’entrée de Nietzsche au gymnase de Pforta, un grand changement se produisit dans sa vie d’écolier. L’élève modèle devint un mauvais élève, distrait, ennuyé, indifférent désormais aux leçons de ses professeurs. Non pas que le goût lui fût enfin venu des plaisirs habituels de son âge. Ni à ce moment, ni jamais l’amour, en particulier, ne joua le moindre rôle dans sa vie. « Je n’ai point trouvé trace chez lui, nous dit sa sœur, d’une passion amoureuse, non plus que de l’amour vulgaire. Toute sa passion était employée aux choses de l’intelligence, et pour le reste du monde il n’avait qu’une curiosité toute superficielle. Lui-même, plus tard, soullrit beaucoup de n’avoir jamais pu éprouver un amour-passion ; mais si jolies que fussent les femmes qu’il rencontrait sur son chemin, tout de suite son penchant vers elles prenait la forme d’une amitié purement cérébrale. »

Ainsi, dès l’enfance, il ne vivait que par la pensée : et c’est encore dans sa seule pensée qu’il faut chercher l’explication d’un revirement si subit à l’égard du collège et de ses professeurs. Ce revirement n’est en effet que la première manifestation, chez Frédéric Nietzsche, d’un autre des traits dominans de son caractère : de cette mobilité maladive qui toute sa vie le portait à se dégoûter de ce qu’il avait trop aimé, et à repartir en quéte de connaissances nouvelles. Jamais peut-être un homme n’a traversé plus d’opinions successives que l’auteur de Zarathustra, et jamais assurément nul n’a dénigré avec plus de mépris et de haine les diverses opinions qu’il avait traversées. De toute son âme il cherchait la vérité, une vérité complète, absolue, définitive ; mais à peine avait-il cru l’atteindre qu’il découvrait le néant de ce qu’il avait d’abord pris pour elle. Et c’est ainsi que ce passionné de certitude a toujours été, en fin de compte, un terrible destructeur. Il avait le goût de construire : il rêvait d’un beau palais où sa pensée se fût délicieusement reposée. Mais avec ce goût de construire, il avait l’instinct de la destruction, et sa vie s’est écoulée parmi