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c’est-à-dire des années de son séjour à l’université de Bale. Et en même temps que, de concert avec M. Fritz Kœgel, elle dirigeait cette publication, Mme  Fœrster vient encore de publier le premier volume d’une grande biographie de son frère, faite surtout à l’aide de ses lettres, de ses Souvenirs inédits, et d’un Journal où il consignait au jour le jour le détail de ses actions et de ses pensées.

C’est de cette biographie, plus intéressante, plus étonnante peut-être que les écrits mêmes de Nietzsche, que j’aurais voulu pouvoir tout au moins résumer ici les traits essentiels. Mais bien que l’ouvrage de Mme  Fœrster n’embrasse qu’une partie de la vie de Nietzsche, s’arrêtant à l’année même de la nomination à Bâle, je m’aperçois qu’il faudrait un volume entier pour l’analyser avec fruit, tant la personne du philosophe-poète s’y montre complexe, mobile, insaisissable, tant apparaît profonde et incessante l’influence des hasards de sa vie sur le développement de sa pensée.

Il n’en est point de Nietzsche, en effet, comme par exemple de son maître Schopenhauer, qui a toujours nettement séparé sa doctrine philosophique de ses intérêts temporels. Sa doctrine, ou plutôt ses doctrines successives, Nietzsche ne s’est point borné à les penser : il les a vécues, leur livrant tour à tour son être tout entier. Et de là vient que dans chacune d’elles il nous touche, nous émeut, nous passionné également : car à travers ses idées, nous sentons l’âme qu’il ne s’est pas arrêté d’y mettre, une ame inquiète, fiévreuse, la plus ardemment assoiffée d’absolu qu’il y ait eu jamais. Et de là vient aussi qu’il a péri comme il a péri : car une absorption aussi complète de tout l’être par l’intelligence, et une tension aussi obstinée de toute l’intelligence à la poursuite d’un objet impossible, ne pouvaient manquer d’aboutir à une catastrophe tragique.

Mais peut-être ne serait-il pas sans intérêt d’examiner avec un peu de détail, dans la biographie de Nietzsche, les causes premières de la catastrophe, et d’essayer de voir comment s’est constituée, chez l’auteur de Zarathustra, cette hypertrophie de l’intelligence où sa merveilleuse intelligence a finalement succombé. Aussi bien l’un des objets principaux que s’est proposé Mme  Fœrster est-il précisément de prouver que la folie de son frère n’est point, comme on l’a pensé, un effet de l’hérédité. Il est vrai que le père du philosophe, le pasteur Charles-Louis Nietzsche, est mort d’un rarnollissement du cerveau : mais cette maladie ne lui est venue que par accident, à la suite d’une chute dans son escalier. Et avant ni après lui, personne de sa famille, à l’exception de son fils Frédéric, n’a présenté jamais le moindre symptôme de troubles cérébraux. « La famille des Nietzsche, dit Mme  Fœrster, s’est au contraire toujours fait remarquer pour sa santé et sa longé-