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sur la légèreté britannique. C’était la légèreté grave et réfléchie d’un négociant qui se réserve le droit de réviser ses calculs et d’opter pour le plus offrant et dernier enchérisseur. Les militaires sont rarement des amis sûrs ; leur reproche-t-on leur humeur changeante, ils répondent que ce sont les intérêts qui ont changé.

Les Anglais ont la prétention de ne faire jamais que des guerres honnêtes et défensives, et tout en médisant des ambitieux et des conquérans, ils travaillent avec une infatigable ardeur à faire la conquête de l’univers. Les grands bonheurs sont de garde difficile ; depuis que l’Angleterre a du bien partout, elle est partout attaquable, et à mesure que son empire croissait, sa politique devenait plus ombrageuse, plus chagrine et plus inquiète. Ses ennemis lui reprochent son ambition effrénée, envahissante, qui n’admet personne au partage du butin ; elle leur répond avec hauteur que les États qui ne sont pas des îles n’entendent rien à la colonisation et qu’il n’est permis d’avoir des colonies que lorsqu’on se sent capable de les faire prospérer.

Chaque pays à ses préjugés. C’est un préjugé britannique très enraciné que non seulement tout ce qui n’appartient à personne appartient à l’anglet erre, mais que les héritages doivent revenir à ceux qui savent les mettre en valeur. Un colonel anglais écrivait dernièrement : « Le principe impérial est entré dans notre sang, nous le tenons des pirates qui s’élancèrent des fiords du Nord à la conquête de l’Angleterre ; ils l’ont transmis à leurs descendans, qui à leur tour ont conquis la plus grande partie du monde, et ce sont eux qui nous ont appris que ce qui est bon à prendre est bon à garder. » Ce colonel est un indiscret, la plupart de ses compatriotes sont beaucoup plus circonspects ; ils s’abstiennent de prôner les pirates et la piraterie, et s’ils admirent Jameson, c’est que Jameson est, s’il faut les en croire, un héros injustement traité de flibustier. Les vrais Anglais estiment qu’il n’est permis d’adorer le diable qu’à la condition de ne jamais le nommer. Ils disent rarement le mot et la chose ; ils aiment quelquefois la chose, ils n’ont garde de prononcer le mot. Si insulaire qu’elle soit, la politique britannique à ses pudeurs, et elle est versée dans la science des casuistes, très savante dans l’art des distinctions subtiles. On gagne toujours quelque chose dans la fréquentation de la théologie.


G. VALBERT.