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où se trouvait l’Europe, la guerre ne pouvait être ajournée que par une politique biaisante et louvoyante. N’était-ce rien que de gagner du temps ? « En 1558, la maladie de l’Angleterre pouvait paraître incurable, et sa guérison fut un sujet de grand étonnement. La médecine employée fut le temps ; une dose énorme de ce médicament lui fut administrée. Élisabeth procura à son peuple vingt-six années de paix, et sous l’influence de ce puissant anesthésique, l’Angleterre vécut tranquille pendant que le continent était en proie aux fureurs des guerres de religion, dans les jours de Jarnac et de Moncontour, de la Saint-Barthélemy et des vengeances exercées par le duc d’Albe dans les Pays-Bas. » Elisabeth était un grand médecin ; elle savait que le repos et les distractions guériraient son malade, et elle persévéra dans son système de politique louvoyante et pacifique, malgré l’opposition de son conseil qui la poussait à intervenir plus activement dans les affaires de l’Europe. Pour la décider à changer d’attitude, il fallut que Philippe II lui mit l’épée sur la gorge, la contraignît à se défendre. « Quand la crise survint, dit encore M. Seeley. quand apparut l’invincible Armada, l’Angleterre se sentit de force à soutenir victorieusement cette épreuve. Ce fut le fruit des vingt-six années de paix que lui avait assurées Élisabeth par beaucoup de petites platitudes et de petites hypocrisies. »

La méthode qu’a suivie Élisabeth en traitant les affaires du dehors, elle l’emploie avec un égal succès dans les affaires du dedans. Elle semble avoir pour principe de se donner le moins de mouvement possible ; elle pratique ce que M. Seeley appelle le gouvernement négatif. Cette reine si absolue, si redoutée, si impérieuse, si hautaine, ménage ses sujets comme elle a longtemps ménagé l’Espagne. Elle est pleine d’égards pour l’opinion publique, où elle prend son point d’appui, et elle pourra dire un jour à un Espagnol qu’elle est unie de cœur avec son peuple, à qui elle doit d’être ce qu’elle est : el pueblo la ha puesto en el estado que esta. On lui a rendu, en effet, le témoignage que son peuple fut son premier favori. L’aimait-elle ? Il n’importe : elle sentait que sa sûreté et sa gloire dépendaient de le traiter comme si elle l’eût aimé.

Par une faveur spéciale du ciel, ses faiblesses la servirent autant que ses qualités, et elle n’eut que des défauts utiles. Coquette raffinée, elle veut qu’on la courtise, qu’on l’adule, qu’on l’adore, mais sa liberté lui est trop chère pour qu’elle se donne. Quoiqu’elle soit sans cesse sur le point de se marier, elle ne se mariera jamais, et ses sujets s’en trouveront bien. Sa vanité ne lui aurait permis d’accepter qu’un très grand parti ; en épousant un Habsbourg, un Valois, elle eût ouvert son royaume aux influences étrangères. Que serait devenue sa politique nationale ? Aurait-elle pu se vanter encore de s’être mariée à son