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de vos forteresses, pas un pouce de votre territoire, c’est fier, mais c’est vraiment trop peu. — Que pourriez-vous dire de plus, si la guerre était indécise dans ses résultats ? »

Je compris là malheureusement le danger des thèmes oratoires dans les discussions d’allaires, et je demandai à mon tour au chancelier de me faire connaître les réalités où l’action de la Russie pourrait nous servir. Il se déroba aussitôt et me répondit par la nécessité de faire la paix le plus tôt possible ; mais il me promit cependant, et la parole fut tenue — quoique les résultats n’aient pas répondu à notre attente — que l’Empereur Alexandre écrirait à son oncle pour lui recommander instamment la modération dans la victoire. Il ajoutait que, dans le cas de la réunion d’un congrès, la Russie parlerait haut et saurait faire entendre sa voix. Ces paroles, ou leur équivalent, avaient été déjà dites au général Fleury peu de temps avant son départ. Répétées quelques jours après par l’Empereur à M. Thiers, elles pouvaient nous faire espérer une initiative qui n’eût assurément pas été dépourvue de valeur ; mais le prince Gortchacow — on le sait déjà par les révélations qui ont été faites depuis — se refusa toujours, d’après les ordres de son souverain, non seulement à tout acte collectif et public concerté avec les puissances neutres en vue de la réunion d’un congrès, mais à aucune démarche officielle qui pût ressembler à une pression exercée par la Russie sur l’Allemagne. Il en résulta que les démarches individuelles de l’Empereur Alexandre auprès de son oncle n’amenèrent aucun résultat, bien qu’il les ait renouvelées à plusieurs reprises. Elles sont demeurées le secret du cabinet impérial et de quelques initiés et n’ont pas dépassé de beaucoup la portée d’une correspondance de famille.

Le surlendemain je revis le prince Gortchacow, que je trouvai un peu plus maniable que l’avant-veille. J’avais complètement abandonné les thèses de la sensibilité et de l’humanité, qu’autorisait la vue de nos malheurs, pour ne toucher qu’à celles des intérêts de la Russie et de l’extension démesurée de la puissance de l’Allemagne en Europe. « En 1866, lui dis-je, nous aurions pu préserver l’Autriche de l’agression prussienne, et nous nous sommes cruellement repentis de ne l’avoir pas fait ; en 1870, vous laissez écraser la France. Peut-être le regretterez-vous un jour dans votre propre intérêt. » Cet ordre d’idées me parut faire quelque impression sur l’esprit du prince Gortchacow ; nous discutâmes longuement, passionnément même, l’utilité d’une démarche collective de l’Europe à laquelle je voulais toujours l’amener. Mais il ne consentit pas à en admettre la convenance et préféra, disait-il toujours, la voie particulière et confidentielle à celle de notes diplomatiques.