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dans une certaine mesure et en tirer parti. Nous : allons nous placer a un point de vue essentiellement pratique, — étudier les modifications successives par lesquelles est passé l’instinct du pigeon, depuis l’ancêtre sauvage jusqu’au messager qui peuple aujourd’hui nos colombiers, — rechercher quelle limite peut être actuellement assignée à l’utilisation des pigeons voyageurs et indiquer enfin dans quel sens l’élevage doit être dirigé pour que la poste aérienne donne son rendement maximum.

L’instinct de la conservation, qui dicte vraisemblablement tous les actes du biset sauvage, est un assemblage complexe d’élémens très divers : l’aptitude à rechercher la nourriture paraît tenir la première place, puis vient l’habileté à se dérober aux dangers de toute nature, et enfin le sentiment de l’orientation qui permet à l’oiseau de retrouver son nid et le guide dans ses migrations. Le ramier, qui peuple nos bois, diffère sans doute sous bien des rapports de l’ancêtre qui fut la souche de sa race. Tous les êtres étant sujets à varier, la nature conserve et accumule pendant les générations successives les variations d’instinct qui peuvent être utiles à l’animal. Le ramier d’aujourd’hui est par suite mieux préparé que ses ascendant à la lutte pour l’existence.

Si nous passons au pigeon messager domestiqué par l’homme, nous constatons que son instinct diffère essentiellement de celui du ramier : la recherche de la nourriture ne le préoccupe nullement, il sait que son maître y pourvoira. C’est cette même question d’alimentation qui le tient dans une étroite dépendance à l’égard de l’homme : les animaux qui voyagent le mieux sont ceux qui sont incapables de trouver leur nourriture en route et pour lesquels le retour au colombier est une question de vie ou de mort. En revanche, le sens de l’orientation, dont l’importance est secondaire pour le ramier, est développé chez le pigeon voyageur aux dépens des autres aptitudes devenues inutiles. L’instinct d’orientation n’est autre chose que l’instinct de la conservation modifié par la sélection artificielle. Le pigeon voyageur est donc en quelque sorte un être incomplet ; il serait mal armé en vue de la lutte pour la vie s’il était à l’état sauvage, mais il est parfaitement approprié aux conditions d’existence qui lui sont faites et surtout aux services que nous attendons de lui. Il n’a pas comme le ramier l’instinct de migration ; ses aptitudes mentales sont développées et même spécialisées dans le sens voulu par l’éleveur. En sélectionnant, l’homme ne crée pas : il n’a aucune influence immédiate sur la production de la variabilité. Il se contente d’exposer, dans un dessein déterminé, les êtres organisés à de nouvelles conditions d’existence. La nature agit alors sur l’organisation et la fait varier. L’homme choisit les variations que la