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quatre veines pour acquitter sa dette. Permettez-nous d’écrire de temps à autre quelques irrévérences, d’en commettre même (si vous les jugez telles), sans trop les relever. »

Le chancelier ne se formalisa nullement de la liberté de mon langage, et l’entrevue se termina dans les termes les plus convenables. Je me retirai en espérant que je ne rencontrerais plus d’autre difficulté pendant les quelques semaines que j’aurais à passer encore vraisemblablement en Allemagne, mais il n’en devait pas être ainsi. Ma dépêche, partie de Berlin le 22 novembre, n’était pas arrivée à Versailles, au ministère des affaires étrangères lorsqu’un incident inattendu vint montrer combien étaient encore précaires les rapports, je ne dirai pas entre les deux gouvernemens, mais entre les deux pays.

Deux de nos cours d’assises venaient d’acquitter successivement des individus coupables d’avoir assassiné des soldats allemands, bien que leur culpabilité fût évidente et avouée. J’ignorais ce verdict, en me rendant à la chancellerie fédérale pour entretenir M. Delbrück des bonnes dispositions que j’avais trouvées l’avant-veille chez le chancelier, excepté sur la question d’amnistie, et le prier d’y donner la suite pratique qu’elles me paraissaient comporter. Je vis immédiatement, à son accueil, qu’un fait grave s’était passé, et je lui en demandai l’explication qu’il me donna. Il me fut facile de comprendre tout de suite l’impression que ces verdicts produiraient en Allemagne et celle en particulier qu’en ressentirait le prince de Bismarck, bien que je m’empressasse de les présenter comme des faits isolés, dont le pays ne pouvait être rendu responsable. Mais à Berlin, le sentiment devait être tout autre, et c’est encore là une des conséquences les plus douloureuses des guerres de race, car leur propre est d’engendrer des haines qui survivent à la lutte et qui autorisent, un jour donné, de déplorables erreurs.

Ce verdict était une faute grave, il faut savoir l’avouer. La paix une fois signée, le meurtre commis par des Français sur des Allemands, dans notre pays, était un crime et devait être puni. Il n’y a pas deux consciences et deux morales. En présence de l’armée allemande encore établie sur notre territoire, nos jurés, à défaut des inspirations de leur conscience, auraient dû se rappeler qu’ils n’étaient pas libres de se livrer à leurs ressentimens personnels. Le mécontentement fut donc légitime à Berlin ; mais d’autre part il était souverainement injuste de vouloir englober tout un pays dans l’erreur de quelques individus, qui n’avaient aucun mandat pour parler en son nom et qui auraient été fort effrayés de leur responsabilité s’ils avaient pu s’en rendre compte. Cependant, on va voir par la suite de ce récit combien