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rôle se borne à celui du personnage interrogent ; on me répond avec une patience inépuisable. L’un des plus assidus à ces veillées est un magistrat local. Il nous donne d’intéressant détails sur l’affaire qui s’instruit au moment même, le procès des trois Powells qui ont attaqué un train de chemin de fer et sont en prison à Powhatan, en attendant qu’on les transfère à Little Rock, la capitale. Leur attitude est, paraît-il. excellente. Ils subiront bravement le dernier supplice. Ces bandits ont été découverts dans les bois où ils se cachaient par les bloodhounds, terribles chiens employés autrefois pour chasser les esclaves marrons et qui restent encore les auxiliaires les plus sûrs de la justice. La population est si excitée que les autorités ont grand-peine à préserver leurs prisonniers de ces vengeances sommaires dont on essaie depuis peu d’arrêter les effets.

Comme je me récrie contre la loi de Lynch en la traitant de barbare, le magistrat sourit sans se prononcer ; on voit à merveille qu’il la trouve en certains cas nécessaire. À propos des italiens, par exemple, massacrés à la Nouvelle-Orléans, il dit tranquillement : « - C’était trancher une grosse difficulté ; on savait qu’ils seraient relâchés. » — Je comprends aux demi-mots qui lui échappent qu’avec la corruption régnante, il est parfois difficile de compter que justice soit faite. Cependant de si effroyables abus ont eu lieu que force est bien de sévir à la fin non seulement contre ceux qui les accomplissent, mais contre ceux qui les approuvent par leur présence. — « Beaucoup d’honnêtes gens le regrettent. »

L’individu apparemment sanguinaire qui parle ainsi est au fond plein de sensibilité, mais il se livre quand même, avec un zèle digne de celui des anciens régulateurs, à la capture des bandits de toute sorte. On le rencontre dans le car de Walnut Ridge accompagnant en personne ses trophées sous forme de prisonniers enchaînés les uns aux autres ; ces misérables s’installent au milieu des autres voyageurs et trouvent parfois un voisin compatissant qui leur paie à boire. Le même voisin les lyncherait peut-être volontiers. Il y a eu, en deux mois, cinq ou six attaques de trains de l’ouest par des voleurs masqués. Quand on prend ces mêmes trains, une légère émotion, qui n’est pas sans charme, s’ajoute à l’intérêt du voyage.

La fin de mon séjour à Clover Bend fut gâtée par une soudaine irruption de l’hiver, un hiver beaucoup plus rude que celui des mois de décembre et de janvier, qui n’avaient amené ni froid ni neige, tandis que de vraies gelées se firent sentir, même dans l’Arkansas, à l’heure printanière de l’année 1894 où des cyclones