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d’une effronterie singulière et luisans comme du satin. On dit que les vautours les enlèvent assez souvent à défaut de bêtes mortes, mais celles-ci ne leur manquent guère, car tous les animaux défunts de la plantation sont immédiatement traînés dans les bois où bientôt on n’en trouve plus que les ossemens blanchis. Les vautours de l’Arkansas, les buzzards, font partie intégrante du paysage et contribuent à son aspect mélancolique. Il y en a toujours dans le ciel un couple au moins, qui, les ailes éployées, guettent la mort ; ils veillent à la salubrité publique : ce sont les grands balayeurs de l’air.

En cherchant bien, on trouve autre chose encore que des beautés naturelles à Clover Bend ; la plantation possède aussi des monumens : par exemple, à l’endroit où se forme le grand bayou on me montre, du côté des marais, une sorte de levée qui, à en croire la tradition, n’est l’œuvre ni des Espagnols, ni des Français, mais qui remonte à cette race préhistorique dont les mounds, monticules, sont dispersés dans toute la vallée. Deux de ces tertres, qui sont des sépultures indiennes, ont été fouilles, livrant des poteries nombreuses, des perles, de la peinture de guerre, des débris de toute sorte, collectionnés dans un coin du store. Un homme, venu on ne savait d’où, s’intéressa beaucoup il y a quelques années aux mounds. Tout son temps était consacré à des fouilles dont il gardait le secret avec un soin jaloux. Il ne communiquait avec personne et semblait misérable ; puis, en mourant, il livra son nom, le nom d’une bonne famille de l’État de New-York.


Le grand spectacle de la journée c’est le coucher du soleil sur la Black River qui peu à peu mérite tout de bon l’épithète de noire, après avoir reflété l’embrasement du ciel et brûlé de toutes les nuances de la pourpre et de l’or. Moirée d’abord de feux ardens et de colorations d’opale, la rivière semble ensuite se figer ; sa surface sans un pli, unie comme une glace où se mirent les sycomores et les cyprès, devient pareille à de l’encre ; sa courbe indolente s’endort, tout s’éteint, sauf quelques grandes flaques d’eau stagnante qui brillent encore dans l’herbe. Cependant les troupeaux paissent parmi les cannes, et le crépuscule tombe lentement. Nous ne verrons plus rien jusqu’à ce que le clair de lune, répandant une lumière aussi nette que celle du jour, fasse scintiller la terre mouillée des champs de coton et prête des reflets d’argent au ton gris uniforme des barrières interminables qui, droites ou en zigzags, séparent les pâtures autour de nous. Il ne fait pas bon affronter à cette heure l’humidité. Nous nous réunissons autour d’un grand feu ; les uns jouent, les autres causent. Mon