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de très surprenant au pays du divorce. La charmante actrice Lilian Russel a bien divorcé cinq fois ! Mais pareille formalité coûte de l’argent, et un pauvre tenancier de l’Arkansas n’en a guère. Il se borne donc à former de nouveaux liens, sans faire rompre judiciairement les anciens. L’idée de se passer de la cérémonie du mariage ne lui viendrait jamais : ici sa conscience commencerait à s’éveiller..

L’un des plus intéressans, et certainement le plus beau des nègres de Clover Bend est un vieillard au profil aquilin, à la barbe grise, que l’on pourrait prendre pour un Arabe. Oncle Nels (c’est l’abréviation de Nelson) a grand air sous ses haillons et le feutre informe qui le coiffe ; une gravité habituelle le distingue de ceux de sa race, dont il m’a paru cependant être sous d’autres rapports la personnification très curieuse. Aucune apparence chez lui de sens moral : il s’accuse avec beaucoup de calme d’avoir été mauvais esclave, pas précisément paresseux, non, mais mean, vil, capable d’actions fort basses. Si l’on veut en avoir la preuve, il pourra montrer les cicatrices dont son pauvre dos est labouré. Bigame d’ailleurs, et doublement puisqu’il a épousé au cours de sa vie quatre femmes dont une seule est morte. Sans s’expliquer sur l’abandon des autres, il donne la raison suivante à sa rupture avec la seconde : « Je me suis éveillé un matin avant elle, dit-il en son jargon, et je l’ai regardée pendant qu’elle dormait. Elle était si noire sur l’oreiller que je n’ai pas pu y tenir. Je suis parti et ne suis jamais revenu. »

Cet homme, hardi et prompt, comme on le voit, dans ses résolutions les plus sérieuses, est craintif pourtant comme tous les esclaves. Son rêve fut longtemps de visiter une fois la grande ville de Memphis. Le jour où il eut économisé assez d’argent pour cela, il partit, si transporté de joie qu’il cria de loin à sa femme, la dernière, celle que finalement il préfère à sa « femme principale » : — « Adieu Jane, je ne sais pas du tout si je reviendrai, tant je vais m’amuser dans la grande ville !... » — Mais à peine fut-il seul dans le car que son enthousiasme s’apaisa ; des compagnons blancs étaient montés, un peu trop en train, faisant tapage. La peur le prit ; comment allaient-ils traiter le pauvre nègre ? Intimidé il se glisse dans un coin, près du conducteur, nommant son maître pour se recommander à la protection de l’autorité ; puis, une fois à Memphis, le mouvement, le bruit des rues l’impressionnent tellement qu’il revient le lendemain même, l’oreille basse, éperdu, tout honteux, rapportant intact l’argent qu’il n’a pas su dépenser.

Leurs mœurs faciles n’empêchent pas les nègres d’être pieux.